« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 22 octobre 2011

Condition pénitentiaire et traitement inhumain et dégradant

La Cour européenne a rendu le 20 octobre 2011 un arrêt Stasi c. France, dans lequel est une nouvelle fois évoquée la condition des détenus. Le requérant, poursuivi dans deux procédures distinctes pour escroquerie, faux et usage de faux, usage de chèque contrefait et abus de confiance, fut condamné successivement à deux et trois d'emprisonnement, dont dix-huit mois avec sursis. Il fut placé en détention provisoire à la maison d'arrêt de Saint Paul, et purgea sa peine à celle de Villefranche sur Saône.

Après différents recours internes, dont la saisine du Contrôleur général des lieux de privation de liberté, M. Stasi invoque devant la Cour européenne la violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, selon lequel "nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants". Il se plaint en effet d'avoir été victime de violences de la part de ses co-détenus, dont un viol, ainsi que différentes humiliations liées à son homosexualité. Il reproche aux autorités pénitentiaires de ne pas avoir pris les mesures adéquates pour assurer sa protection. 

L'article 3 et les personnes placées en détention

Les dispositions de l'article 3 impose aux autorités de l'Etat non seulement de s'abstenir de pratiquer la torture et les traitements inhumains et/ou dégradants, mais aussi de prendre les dispositions indispensables pour empêcher de telles pratiques, même administrées par des particuliers (CEDH, 23 septembre 1998, A. c. Royaume-Uni ; 31 mai 2007,  Secic c. Croatie). Lorsque les victimes sont des détenus, le devoir de protection prend un sens tout particulier, dès lors qu'une personne emprisonnée est dans une situation de plus grande vulnérabilité. 

Pour apprécier s'il y a eu violation de l'article 3, la Cour apprécie l'ensemble des circonstances de l'affaire à la lumière de trois éléments :
  • La Cour s'assure de la gravité des mauvais traitements invoqués. Cette appréciation est relativement subjective et tient compte de leur durée, de leurs conséquences médicales et psychologiques etc. Le requérant doit évidemment fournir à la Cour des éléments de preuve de nature à emporter sa conviction "au-delà du doute raisonnable". En l'espèce, différents certificats médicaux témoignent de nombreux coups reçus par M. Stasi ainsi que des brûlures faites par des cigarettes. De même, une enquête pour viol a été ouverte lors de la première incarcération du requérant, ce qui témoigne du caractère sérieux des accusations portées. 

  • La Cour vérifie que l'Etat membre a effectivement mis en place une législation pénale de nature à réprimer et dissuader de telles violences. Tel est le cas en France, puisque notre droit punit le viol  de quinze ans d'emprisonnement, peine qui peut être portée à vingt ans, lorsqu'il est commis en raison de l'orientation sexuelle de la victime. Les violences quant à elles sont sanctionnées d'une peine de trois à cinq ans, selon leur gravité, leur durée, et leur caractère discriminatoire. 

  • La Cour recherche enfin si les autorités ont effectivement pris des mesures que l'on était en droit d'attendre d'elles pour mettre le détenu à l'abri de ces violences. Dans un arrêt récent du 10 février 2011, Premininy c. Russie, elle a ainsi conclu à une violation de l'article 3 dans la mesure où l'administration pénitentiaire n'avait mené aucune enquête, alors  qu'une personne placée en détention provisoire se plaignait d'avoir subi des sévices non seulement de ses compagnons de cellule mais aussi des gardiens de l'établissement. Dans l'affaire Stasi, elle prend soin de rappeler que les autorités pénitentiaires n'ont pas toujours été informées par le requérant des mauvais traitements dont il était victime. En revanche, lorsqu'elles ont été averties, notamment lors des brûlures de cigarette qui lui ont été infligées, elles se sont efforcées de le mettre à l'abri de ses tortionnaires (changement de cellule, accès aux douches en dehors des horaires prévus, accompagnement d'un surveillant pour les déplacements). 
La délivrance des prisonniers. Bruxelles. Vers 1470
Compte tenu de ces circonstances, la Cour estime en conséquence que les autorités françaises disposaient des outils juridiques pour réprimer les violences faites au requérant et qu'elles ont effectivement pris les mesures que l'on pouvait attendre d'elles pour assurer sa protection physique. Il n'y a donc pas eu, en l'espèce, violation de l'article 3 de la Convention.

L'article 3 et la "loi du silence"

Les juges Spielmann et Nussberger publient une opinion dissidente commune, dans laquelle ils considèrent que la Cour n'est pas allée assez loin dans l'appréciation des mesures prises pour protéger le requérant. Les autorités pénitentiaires n'étaient sans doute pas officiellement informées de la plupart des violence dont il était victime, mais, aux yeux des juges, "elles auraient dû savoir". Au lieu d'attendre qu'il se plaigne, elles auraient dû s'informer, sachant que M. Stasi était particulièrement vulnérable au sein d'un établissement pénitentiaire, en raison même de son homosexualité et que la "loi du silence" qui y règne conduit bien souvent les victimes à renoncer à toute démarche officielle.

On comprend cette position, mais est-il vraiment possible d'en tirer des conséquences jurisprudentielles ? Admettre que l'administration pénitentiaire "aurait dû" connaître les violences dont un détenu est victime revient à inverser la charge de la preuve, et à faire peser sur elle une présomption de responsabilité. En outre, et on peut sans doute le regretter, ses moyens ne lui permettent guère de mettre en place un accompagnement particulier pour chaque détenu "à risque". Doit-on considérer les homosexuels comme des personnes à risques ? Et les assassins d'enfant dont nul n'ignore qu'ils sont très maltraités dans l'univers carcéral ? Le fait de prévoir une telle mesure pourrait conduire, avec la meilleure volonté du monde, à définir des "modèles" de détenus à risque, et donc à une stigmatisation, elle même source de nouvelles discriminations (voir contra l'intéressante étude de M. Nicolas Hervieu sur ce même arrêt dans la lettre du CREDOF).

La Cour a donc finalement opté pour une solution, certes imparfaite, mais qui permet une jurisprudence réaliste, tenant compte autant que possible des circonstances de l'espèce. 

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