« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 16 septembre 2012

La première condamnation Hadopi, et la présomption de culpabilité

Trois ans après son entrée en vigueur, la loi Hadopi du 12 juin 2009 a finalement suscité une première condamnation. Le tribunal de Belfort a condamné un internaute à une amende de 150 € pour le téléchargement de deux chansons de Rihanna. C'est une sanction extrêmement modérée si l'on considère que la peine maximale est de 1500 € d'amende, et que le juge peut également prononcer une peine complémentaire de suspension de l'accès à internet pendant un mois. Cette première condamnation fait déjà l'objet de multiples critiques. 

Un dispositif trop cher ?

La première émane du ministre de la Culture, Aurélie Filipetti, qui constate une "disproportion entre les moyens énormes" de la Commission Hadopi "et le résultat concret". Il est vrai que cette autorité indépendante dispose d'un budget annuel supérieur à onze millions d'euros et emploie plusieurs dizaines de personnes. Hadopi coûte donc très cher à l'Etat, et, du moins pour le moment, rapporte très peu. Aux yeux du ministre, la Commission n'a pas convenablement fait son travail. Au lieu de se concentrer sur une répression pénale bien difficile à mettre en oeuvre, elle aurait dû promouvoir l'élargissement de l'offre légale. En clair, il suffit que l'internaute dispose d'un stock suffisamment important de téléchargements légaux pour que cela le dissuade de télécharger. Cette affirmation relève cependant de la simple hypothèse, et montre surtout que la loi Hadopi n'a pas mis fin au débat sur les différents moyens de protéger les droits liés à la propriété littéraire et artistique sur internet. 

Un dispositif sexiste ? 

La seconde critique vise le principe selon lequel l'abonné à internet est responsable de l'usage qui est fait de son ordinateur. En l'espèce, les téléchargements illégaux avaient été réalisés par l'épouse de l'abonné, ou plutôt l'ex-épouse puisqu'ils ont divorcé depuis cette date. Elle l'a pleinement reconnu, et s'est même rendue au tribunal pour assumer cette responsabilité. Mais le juge a néanmoins condamné le mari, puisque c'était lui le titulaire de l'abonnement à internet. De manière implicite, le juge estime donc que le condamné aurait dû mieux surveiller sa femme. 



Certains dénoncent joyeusement le retour à une vision du couple particulièrement archaïque, dans laquelle le mari assume la responsabilité juridique des agissements d'une femme considérée comme mineure, et qui devrait davantage s'intéresser à ses casseroles qu'à internet. Ils voient dans cette législation le retour à une époque révolue, lorsqu'une femme ne pouvait signer un contrat de travail ou ouvrir un compte en banque sans l'autorisation de son conjoint. Tout cela est certainement très amusant, mais faux. Si une épouse est titulaire d'un abonnement internet, et que son mari réalise des téléchargements illégaux, c'est évidemment elle qui risque une condamnation. Il n'y a donc aucune dimension sexiste dans la législation. 

Hadopi et la présomption de culpabilité

Reste que cette situation pose un problème au regard du principe de la présomption d'innocence. En effet, la loi Hadopi repose sur une présomption de culpabilité du titulaire de l'abonnement internet. Le Conseil constitutionnel admet une telle présomption, depuis sa décision du 16 juin 1999 rendue à propos de la disposition législative qui fait reposer sur le propriétaire d'un véhicule la responsabilité de l'excès de vitesse commis par son conducteur, quel qu'il soit. 

A cette occasion, le Conseil a posé les bornes de cette présomption de culpabilité qui ne peut intervenir que pour des peines contraventionnelles et non pas délictuelles, dès lors que les "faits induisent raisonnablement la vraisemblance de l'imputabilité", et que les droits de la défense sont respectés. Ces trois conditions ne posent guère de problème pour Hadopi, dès lors que le téléchargement illégal est une contravention, que l'on peut raisonnablement penser que le titulaire de l'abonnement internet est l'auteur de l'infraction, et que la sanction est prononcée par un juge. 

En revanche, le Conseil pose une quatrième condition dans sa décision du 16 juin 1999, et affirme que la présomption de culpabilité doit présenter un caractère "non irréfragable". Cela signifie concrètement que le véritable auteur de l'infraction doit être substitué à l'auteur présumé, lorsqu'il est connu. Dans sa décision du 10 mars 2011, le Conseil sanctionne ainsi une disposition qui créait une présomption irréfragable de culpabilité à l'égard des parents ou tuteurs d'un enfant n'ayant pas respecté le "couvre feu des mineurs". C'est ainsi que lorsque ce n'est pas le propriétaire du véhicule flashé par un radar qui conduit, le conducteur réel peut assumer sa responsabilité, et s'acquitter de la contravention. C'est précisément cette substitution que refuse le juge de Belfort dans cette première condamnation sur le fondement de la loi Hadopi, alors même que l'ex-épouse du condamné assumait sa responsabilité. 

Bien entendu, le condamné pourrait faire appel en se fondant sur cet argument, mais on croit comprendre que son premier désir est d'oublier toute cette affaire, le coût des honoraires d'un avocat dépassant d'ailleurs largement le montant de l'amende. 

On le voit, cette première affaire, loin de démontrer l'efficacité du dispositif Hadopi, en montre plutôt les limites. La riposte graduée ne fonctionne pas réellement, et la Commission Lescure, qui doit réfléchir sur l'avenir de cette législation, devra peut être rechercher d'autres moyens de protéger le droit de propriété sur internet. Ce n'est certainement pas une chose facile dans un domaine largement dominé par les lobbies en tous genres. 


1 commentaire:

  1. Un rapide commentaire, mais d'importance.

    Ce Belfortain n'a pas été condamné pour contrefaçon, ni pour la contrefaçon de sa femme. Il n'a pas été condamné car responsable des usages de son abonnement internet.

    Il a été condamné car la loi lui fait obligation de contrôler que son abonnement ne donne pas lieu à des usages pouvant constituer des contrefaçons.

    La punition de contrefaçon par voie de réseaux de communication en ligne a été rejetée par le conseil constitutionnel sur la base du principe d'égalité devant la loi: un traitement différent des contrefaçons selon qu'elles seraient commises en ligne ou hors ligne violait ce principe.

    C'est la raison pour laquelle le législateur a été obligé de faire preuve de créativité et a du mettre en place la négligence caractérisée en matière de respect de l'obligation de sécurisation. Il s'agit d'un artifice destiné à contourner la censure du conseil constitutionnel.

    Mais cet artifice est plus riche de conséquences que ce à quoi s'était attendu la représentation nationale. Il faut dire que le législateur, pour créatif qu'il est en matière de production de loi, l'est moins en termes de prévision des conséquences de ses actes.

    Monsieur n'a donc pas satisfait à ses obligations de sécurisation de sa ligne, et ce malgré les rappels multiples de l'administration qui lui donnent un caractère de négligence délictueuse. Il aurait pu se défendre en arguant qu'il a sommé sa conjointe de cesser ses usages déviants, il a semble-t-il (1) préféré se défendre sur le domaine de la contrefaçon, mettant en avant qu'elle ne lui était pas imputable. A mon avis, mais il n'est pas partagé- en particulier par Guillaume Champeau, cet argument tombe à plat, car il n’est pas pertinent au regard des reproches faits. M'est avis qu'un témoignage de son épouse reconnaissant que son mari l'avait enjointe à ne plus télécharger aurait été plus efficace... Mais ceci est une autre histoire


    1: Cette analyse est basée sur les informations parcellaires qui sont les miennes. S'agissant d'un jugement de tribunal de police, prononcé sur la base de l'intime conviction du juge, on n'en apprendra pas plus sur la base du prononcé du jugement.

    ps: j'ai publié ce commentaire en article sur mon blog http://www.dwarfpower.net/retour-sur-belfort/

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