« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 3 juin 2013

Mandat d'arrêt européen : La CJUE répond à la question préjudicielle posée par le Conseil constitutionnel

 Le 30 mai 2013, la Cour de justice de l'Union européenne a répondu à la question préjudicielle posée par le Conseil constitutionnel le 4 avril 2013 sur l'interprétation qu'il convient de donner aux dispositions de la décision-cadre du 13 juin 2002 relatives à l'extension du mandat d'arrêt européen. A l'époque, cette question préjudicielle avait agité les commentateurs. Certains y voyaient la reconnaissance par le Conseil constitutionnel de la supériorité du droit de l'Union européenne sur la Constitution. Emportés par leur enthousiasme européen, ils oubliaient que le fondement de l'intégration du droit de l'Union dans notre système juridique réside précisément dans la Constitution...Quoi qu'il en soit, la réponse est passée inaperçue, alors même qu'elle conditionne évidemment la décision que rendra bientôt le Conseil constitutionnel.

La procédure d'urgence

Observons d'emblée que la CJUE accepte la procédure d'urgence demandée par le Conseil constitutionnel, sur le fondement des articles 23 bis du statut de la Cour de justice de l’Union européenne et 107 de son règlement de procédure. La Cour se réfère certes à la demande du Conseil qui invoquait le délai de trois mois dans lequel il est tenu de statuer, en matière de QPC. Mais elle ajoute que le requérant est actuellement privé de liberté, et que la solution du litige emportera certainement des conséquences sur la durée de cette privation. 

Extension du mandat d'arrêt

On se souvient que M. Jeremy F., citoyen britannique, fait l'objet d'un mandat d'arrêt européen émis à l'origine par le Royaume-Uni pour détournement de mineur. Professeur de mathématiques au Royaume-Uni, et âgé de trente ans, il s'est enfui avec l'une de ses jeunes élèves, âgée de quinze ans et demi, et a été arrêté à Bordeaux. Par la suite, les autorités britanniques ont décidé, après enquête, d'étendre ce mandat d'arrêt à l'infraction d'atteintes sexuelles, passible, dans ce pays, de quatorze années de prison. C'est donc sur ce fondement nouveau qu'il est actuellement en détention provisoire.

Sur le plan procédural, les autorités britanniques sollicitent ainsi une extension du mandat d'arrêt à d'autres poursuites, pour d'autres infractions. Une telle procédure est autorisée par l'article 27 de la décision-cadre du 13 juin 2002. Elle suppose néanmoins le consentement de l'Etat requis, en l'espèce les autorités françaises. Mettant en oeuvre cette décision-cadre, l'article L 695-46 al. 4 du code de procédure pénale (cpp) énonce que la Chambre de l'instruction se prononce sur ce consentement et "statue sans recours (...), dans le délai de trente jours à compter de la réception de la demande".

Absence de recours

C'est précisément cette absence de recours que conteste le requérant, auteur de la QPC. Il y voit une atteinte au droit au procès équitable et à l'égalité devant la loi, dès lors que l'absence de recours en cassation entrave l'unité d'interprétation des textes.

Il faut bien reconnaîtte que Jeremy F. n'est pas sans arguments de fond. En effet, le mandat d'arrêt européen impose la règle de la double incrimination, qui signifie simplement que le comportement  reproché à l'intéressé doit être illicite dans les deux pays, le demandeur et le requis. Or, la majorité sexuelle, c'est à dire l'âge auquel un mineur peut entretenir des relations sexuelles avec un adulte, est fixée à quinze ans en France et à seize en Grande Bretagne. Cette différence d'une année a des conséquences considérables, puisque la jeune fille séduite par son professeur de maths a précisément quinze ans et demi. L'article L 695-23 cpp énonce cependant que le contrôle de la double incrimination peut être écarté lorsque les agissements incriminés concernent "l'exploitation sexuelle des enfants et la pornographie infantile". Jeremy F. estime, quant à lui, que son cas ne concerne pas la pornographie infantile, et que le contrôle de la double incrimination doit conduire à exclure l'extension du mandat d'arrêt à une infraction dont il n'est pas coupable, en droit français. Il lui semble donc naturel de pouvoir contester devant le juge français l'extension du mandat d'arrêt européen qui le concerne.


La Polka des menottes. Raoul André. 1956

Les deux interprétations successives

Pour répondre à la QPC, le Conseil constitutionnel doit interpréter l'article 88-2 de la Constitution qui habilite le législateur à fixer "les règles relatives au mandat d'arrêt européen en application des actes pris par les institutions de l'Union européenne". Autrement dit, le législateur applique les règles fixées par la décision-cadre du 13 juin 2002 de l'Union européenne, mais sur une habilitation donnée par l'article 88-2 de la Constitution. L'article 88-2 permet ainsi de couvrir les cas d'inconstitutionnalité ouverts par le droit de l'Union.

Mais pour interpréter l'article 88-2 de la Constitution, le Conseil constitutionnel doit, au préalable, obtenir une interprétation authentique de l'article 27 de la décision cadre de l'Union européenne. Celui-ci ne prévoit pas expressément l'interdiction du recours en matière d'extension du mandat d'arrêt européen. Il se borne à imposer aux autorités de l'Etat requis de statuer dans un délai de trente jours après réception de la demande d'extension. Ces dispositions interdisent-elles tout recours qui empêcherait que la décision soit acquise dans un délai de trente jours ou imposent-elle seulement qu'une décision soit prise dans ce délai, sans interdire un éventuel recours ultérieur ?

Un recours laissé à la compétence des Etats

La CJUE, dans sa réponse, observe que la décision-cadre est tout simplement muette sur la question du recours : "la décision-cadre ne réglemente pas la possibilité pour les Etats membres de prévoir un recours juridictionnel suspensif" contre les décisions concernant le mandat d'arrêt européen. De ce silence, la Cour déduit logiquement qu'"une telle absence de réglementation ne signifie pas que la décision-cadre empêche les Etats de prévoir de prévoir un tel recours ou leur impose de l'instituer". Les Etats demeurent donc totalement libres d'organiser, ou non, un recours, selon les exigences de leur système juridique. La seule condition est, recours ou non, que la décision d'extension du mandat d'arrêt intervienne dans les délais fixés par la décision-cadre, c'est à dire dans les trente jours, délai extrêmement bref.

Dans ces conditions, on ne voit pas ce qui pourrait faire obstacle à l'examen, par le Conseil constitutionnel, de la conformité de l'article L 695-46-4 cpp  aux principes constitutionnels que sont le droit au juste procès ou l'égalité devant la loi. On ne voit pas davantage sur quel fondement le Conseil pourrait déclarer qu'une décision dépourvue de tout recours est conforme à la Constitution. Pour avoir la réponse définitive, il est cependant indispensable d'attendre la décision du Conseil constitutionnel.

3 commentaires:

  1. Je n'ai pas compris où était le problème sur la double incrimination. Les faits reprochés à Jeremy F. seraient punissables en France (http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do;jsessionid=09D3A47253A138AB2F116A986A802913.tpdjo12v_2?idArticle=LEGIARTI000021796956&cidTexte=LEGITEXT000006070719&dateTexte=20130112) puisqu'étant le professeur de la mineure il exerçait une autorité sur elle. Partant, la condition de double d'incrimination est remplie, non ?

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  2. Blogger a refusé obstinément de publier le commentaire de @evidence, m'indiquant qu'il avait disparu. Avec mes excuses à l'auteur, j'assure donc sa publication :

    Ce qui était initialement reproché à Jeremy F., faisant l'objet d'un mandat d'arrêt, étaient des faits de détournement de mineur.

    Or, au regard de l'article 227-8 du Code pénal, le détournement de mineur désigne "le fait de soustraire, sans fraude ni violence, un enfant mineur des mains de ceux qui exercent l'autorité parentale, ou auxquels il a été confié, ou chez qui il a sa résidence habituelle".

    Quand bien même la mineure était "consentante" ou autrement dit, en fugue, la condition de double incrimination (posée par l'article 695-23 CP) était (déjà) remplie avant l'extension du MAE dans la mesure où un adulte n’a pas le droit d’héberger un mineur en fugue sauf s’il est danger.

    L'extension du MAE pour des faits d'atteinte sexuelle ne posent, en réalité, pas plus problème du point de vue de la condition de double incrimination car, ainsi que vous l'énoncez, Karamazovv, l'article 227-27 du Code pénal dispose que :

    "Les atteintes sexuelles sans violence, contrainte, menace ni surprise sur un mineur âgé de plus de quinze ans et non émancipé par le mariage sont punies de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende :

    [...]

    2° Lorsqu'elles sont commises par une personne qui abuse de l'autorité que lui confèrent ses fonctions."

    Ceci suppose toutefois que :

    - le majeur ait pu exercer une autorité vis-à-vis de cette mineur de + de 15 ans (le mis en cause l'avait-il pour élève ou exerçait-il ses fonctions dans l'établissement que fréquentait la mineure, sans l'avoir pour élève ?)

    - et qu'il y ait pu avoir atteinte sexuelle.

    Sur ce dernier point, la médiatisation des déclarations de la mineure et la supposée ligne de défense du requérant (autour de la notion de majorité sexuelle) laissent penser que cet élément matériel est rempli.

    Quant au premier point, le doute n'est pas sérieusement admis : http://www.europe1.fr/International/Megan-et-Jeremy-des-fugitifs-a-la-Une-1254881/

    Je vous rejoins donc, sur le fond : en l'espèce, la contestation de la double incrimination ne semble pas sérieuse.

    En revanche, sur la forme, pour d'éventuelles affaires sérieuses à venir, il est important que le CC (via la CJUE) se prononce sur la licéité d'une absence de recours.

    Et il n'est d'ailleurs question que de cela :

    http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/2013/2013-314p-qpc/decision-n-2013-314p-qpc-du-04-avril-2013.136588.html

    http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?oldAction=rechJuriJudi&idTexte=JURITEXT000027126921&fastReqId=1121462648&fastPos=1

    Affaire à suivre, donc.

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