« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 30 juillet 2013

Le législateur et les nouvelles formes d'esclavage

Le 25 juillet 2013, le texte portant "diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France" a été définitivement adopté par le Parlement. Ces lois "portant diverses dispositions", généralement votées le dernier jour de la session parlementaires, sont souvent qualifiées de lois "fourre tout". En l'espèce, il s'agit de transposer trois directives de l'Union européenne, deux décisions-cadre, la décision renforçant Eurojust et d'adapter la législation française à plusieurs conventions internationales, et à une résolution de l'ONU.
De cette auberge espagnole juridique, les médias ont surtout retenu la suppression du délit d'offense au chef de l'Etat. Il est vrai que, dans une décision du 13 mars 2013, la Cour européenne des droits de l'homme avait considéré que cette infraction portait une atteinte excessive à la liberté d'expression, à propos de la peine de 30 € d'amende infligée à un manifestant qui avait brandi, sur le passage de l'ancien Président de la République, une pancarte revêtue du désormais célèbre "Casse-toi pôv'con". Nicolas Sarkozy demeurera ainsi dans l'histoire du droit comme le Président ayant tiré de l'oubli le délit d'offense au Chef de l'Etat, avant d'être désavoué par la Cour européenne. Sur ce point, la loi adoptée le 25 juillet se borne donc à effacer de l'ordre juridique une infraction déjà considérée comme obsolète.

La création des crimes d'esclavage et de servitude

Le plus intéressant dans la loi, passé plutôt inaperçu, est la création, dans le code pénal, de deux nouveaux crime d'esclavage et de servitude. Issu d'un amendement déposé par Axelle Lemaire, députée PS des Français de l'étranger (Europe du Nord), cette double création vise à mettre en adéquation le droit positif avec l'article 4 de la Convention européenne des droits de l'homme qui énonce que "Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude". La précision est loin d'être inutile, car la Cour européenne, dans deux arrêt Siliadin c. France du 26 juillet 2005 puis C.N. et V. c. France du 11 octobre 2012 avait estimé que les dispositions de l'article 4 de la Convention imposaient "la criminalisation et la répression effective de tout acte tendant à maintenir une personne dans ce genre de situation".

L'acte qui consiste à réduire une personne en esclavage et à la priver des libertés les plus élémentaires était déjà prohibé dans notre système juridique. Plusieurs conventions, ratifiées par la France le condamnent expressément, comme la convention relative àl'esclavage, signée à Genève le 25 septembre 1926, et la convention supplémentaire relative à l'abolition de l'esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l'esclavage, adoptée le 30 avril 1956. Au plan strictement pénal, l'article 212-1 du code pénal énonce que la réduction en esclavage, dès lors qu'elle résulte d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile, dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique, constitue un crime contre l'humanité. Enfin, les articles 225-13 et 14 du code pénal sanctionnent les conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité de la personne. Il s'agissait là de textes spéciaux, sanctionnant tel ou tel comportement, sans envisager une définition pénale globale de l'esclavage.

Oh Freedom ! Negro Spiritual circa 1850
Images de la Bibliothèque du Congrès. Washington

Définition de l'esclavage

C'est chose faite avec la nouvelle loi qui définit l'esclavage comme "le fait d'exercer à l'encontre d'une personne l'un des attributs du droit de propriété". Cette définition, qui trouve son origine dans la convention de 1926, montre qu'il ne s'agit pas seulement de sanctionner l'aliénation d'une personne par son achat ou sa vente, ce qui se rattache à l'"abusus" (droit de disposer de son bien). L'esclavage existe également lorsqu'il s'agit d'"usus", ou de "fructus", quand une personne est exploitée par une autre.

Par cette définition large, le législateur entend sanctionner les formes les plus anciennes d'esclavage  qui existent toujours dans certains pays, mais aussi des formes plus indirectes avec l'exploitation de la prostitution d'autrui ou le travail forcé. Surtout, le texte rattache désormais directement à l'esclavage l'infraction de l'article 225-13  du code pénal, qui punit "le fait d'obtenir d'une personne, dont la vulnérabilité ou l'état de dépendance sont apparents ou connus de l'auteur, la fourniture de services non rétribués ou en échange d'une rétribution manifestement sans rapport avec l'importance du travail accompli". Cette infraction sanctionne une pratique qui consiste à faire venir en France une jeune fille étrangère attirée par un travail régulier d'employée de maison ou de garde d'enfants, et à ensuite exploiter son travail dans une condition de servitude, l'intéressée ayant été, le plus souvent, privée de son passeport par son employeur. On note d'ailleurs que c'était précisément la situation décrite dans l'arrêt de la Cour européenne C.N. et V. c. France du 11 octobre 2012. Se référant à cette définition large, le rapporteur du texte estime que 3000 et 5000 personnes seraient victimes d'esclavage dans notre pays.

Le parlement a donc choisi de distinguer "quatre niveaux de gravité" : le "travail forcé" puni de sept ans d'emprisonnement ; la "réduction en servitude", quand le travail forcé est imposé à une personne vulnérable ou dépendante, punie de dix ans d'emprisonnement ; enfin la "réduction en esclavage" et l'"exploitation de la personne réduite en esclavage", tous deux passibles de vingt années de prison, voire trente en cas de circonstances aggravantes, par exemple lorsque ce comportement concerne des mineurs ou des personnes vulnérables, ou encore s'accompagne d'actes de torture.

Par ce texte, le parlement ajuste le droit pénal interne à la jurisprudence de la Cour européenne. Il permet aussi de réprimer avec davantage de rigueur ces nouvelles formes de servitudes d'autant plus insupportables qu'elles sont souvent le fait de privilégiés qui exploitent sans scrupule la misère de personnes isolées et vulnérables. 

Aboli, mais toujours réel

En même temps, on ne peut s'empêcher de penser que ce texte est aussi un constat d'échec. Presque un siècle et demi après le décret Schoelcher du 27 avril 1848, on éprouve le besoin d'insérer dans le code pénal le double crime, de servitude et d'esclavage. C'est la démonstration éclatante que l'esclavage, bien qu'officiellement aboli, n'a pas disparu. Il s'est transformé, il s'est diversifié, il a même fait preuve d'un remarquable pouvoir d'adaptation. Et le législateur, confronté à ces nouvelles formes d'esclavage, est contraint d'adopter de nouveaux textes pour lutter contre un fléau qui, en France même,  n'est toujours pas éradiqué.



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