« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 7 août 2013

DROIT DE REPONSE : Le professeur émérite et l’épouvantail : réponse à Serge Sur

Le 1er août dernier, le professeur Serge Sur, intervenant comme Invité de LLC, a publié un article intitulé "De la permanence de l'esprit canular chez les Normaliens, ou l'affaire Trayvon Martin racontée à Suzette", commentaire d'un article publié dans Le Figaro du 26 juillet, signé de Messieurs Romain Zamour et Charles Merveilleux du Vignaux et intitulé "En Floride, la légitime défense n'est pas un "permis de tuer". Ces derniers ont demandé l'exercice du droit de réponse, que nous leur avons bien volontiers accordé et que nous publions ci dessous. 

L'article initial du Figaro, à l'origine de cette disputatio, est publié sous le présent droit de réponse, en commentaire. Les lecteurs de LLC sont donc ainsi en mesure de prendre connaissance de l'ensemble des documents utiles.

Consulté, le professeur Sur nous indique que, pour ce qui le concerne, le débat est clos.  
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Le 1er août, le blog Liberté, Libertés chéries, a publié un pamphlet signé par un éminent professeur émérite, M. Serge Sur. Dans ce pamphlet, M. Sur s’attaque à un article que nous avons publié dans Le Figaro du vendredi 26 juillet, intitulé En Floride, la légitime défense n’est pas un « permis de tuer ». Les références littéraires et les traits d’esprit de M. Sur font parfois sourire. Dans ce texte, nous nous contentons de répondre au noyau rationnel de son pamphlet.

Ce noyau est constitué de quatre thèses.
Premièrement, notre article est de mauvaise foi, car nous nous attaquons à un ennemi imaginaire : la critique de Stand Your Ground.
Deuxièmement, notre article prouve le contraire de ce que son titre énonce ; à cause du mécanisme de la charge de la preuve, le droit de la légitime défense en Floride est un « permis de tuer ».
Troisièmement, ce n’est pas George Zimmerman qui était en état de légitime défense, mais Trayvon Martin.
Quatrièmement, notre article présente en fait une thèse cachée : « le droit américain [est] tellement supérieur au nôtre ».
Ces quatre thèses sont fausses.

Dans notre article du vendredi 26 juillet, nous nous attaquons à la thèse selon laquelle Stand Your Ground (« Faites face ») est la clef de voûte de l’affaire et du droit de la légitime défense en Floride. On le sait, ce type de loi permet à une personne en état de légitime défense de faire face à la menace, alors même qu’elle a la possibilité de fuir en toute sécurité. Le titre de notre article fait écho à un article de M. Philippe Bernard, publié dans Le Monde du vendredi 19 juillet et intitulé La Floride et son « permis de tuer ». Dans cet article, M. Bernard affirme que Stand Your Ground « exonère de poursuites quiconque aura défendu son droit de demeurer là où il se trouve ». Selon M. Bernard, c’est Stand Your Ground qui « a enclenché l'engrenage de l’acquittement ». Cette erreur n’est pas propre à la France : dans son discours du vendredi 19 juillet sur l’affaire, le Président Obama a lui aussi mis en cause Stand Your Ground, qui n’a pourtant joué aucun rôle dans l’acquittement. Ainsi, notre argument ne consistait pas à « s’emparer d’un argument latéral pour détruire la thèse principale », comme le dit M. Sur. Notre argument visait une contre-vérité réelle et cherchait à clarifier les termes d’un débat qui méritait d’avoir lieu, mais qui n’avait été jusqu’à présent qu’un dialogue de sourds.

En deuxième lieu, M. Sur a raison d’affirmer que l’élément décisif de l’affaire n’était pas Stand Your Ground, mais bien la question de la charge de la preuve. Il a tort lorsqu’il affirme que la distribution de la charge de la preuve transforme le droit de la légitime défense en « permis de tuer ».
En Floride et dans tous les autres Etats américains sauf un, c’est au procureur de prouver que les conditions d’exercice de la légitime défense ne sont pas réunies, et ce sans laisser subsister de doute raisonnable. Ce principe est un corollaire de la présomption d’innocence, telle qu’elle est comprise aux Etats-Unis. Il est faux d’affirmer, comme le fait M. Sur, qu’il « appartient à la victime de prouver qu’elle est bien victime » : aux Etats-Unis, la victime n’a rien à prouver, car elle n’est pas partie au procès pénal. Lorsqu’elle est morte et que l’accusé se prévaut de la légitime défense, elle n’est pas là pour contredire la version des faits que l’accusé propose. Cela rend la tâche du procureur difficile, mais pas impossible. Cette difficulté est propre à tous les cas d’homicide : la victime n’y est jamais présente, et l’accusation doit toujours combattre une version des faits présentée par l’accusé seul. Faudrait-il alors parler de « permis de tuer » dans tous ces cas ? L’absence au procès de la victime d’un meurtre n’a jamais catégoriquement empêché les procureurs de faire condamner les coupables, car ils ont le plus souvent accès à d’autres moyens de preuve que les témoignages de l’accusé et de la victime : témoignages de tiers, enregistrements de conversations téléphoniques, extraits de vidéosurveillance. Sans compter que l’interrogatoire de l’accusé à l’audience permet au procureur de le décrédibiliser.
La distribution de la charge de la preuve avantage donc l’accusé, mais en aucun cas ne l’immunise. Elle ne fait pas de la légitime défense un « permis de tuer ».

En troisième lieu, M. Sur suggère que ce n’est pas Zimmerman qui était en état de légitime défense, mais Martin ; que l’agresseur était Zimmerman. Il fait écho à M. Bernard, qui déjà dans son article du Monde affirmait : « Comme si George Zimmerman jouissait d'un droit à la légitime défense dont Trayvon Martin ne disposait pas. »
Il est exact qu’en Floride « l’agresseur initial » ne peut généralement pas se prévaloir de la légitime défense. Selon Gibbs v. State, une décision de la quatrième division de la Cour d’appel de Floride datant de 2001, l’accusé n’est « agresseur initial » que s’il commet une infraction ou provoque la victime par « force ou menace de force ». Dans l’affaire, le procureur a tenté d’argumenter que Zimmerman était l’agresseur initial. Le juge a refusé de poser une question au jury sur ce point : il a considéré que le simple fait de suivre une personne n’est ni infraction, ni force, ni menace de force. La question n’est donc pas de savoir si Martin « a pu se sentir menacé », comme le dit M. Sur, mais bien si le simple fait de suivre une personne constitue une menace de force au regard du droit. La réponse est non, et heureusement. La liberté de mouvement est à ce prix.

Enfin, d’après M. Sur, le but secret de notre article serait d’exalter la procédure accusatoire du droit américain, aux dépens du système français et de sa procédure inquisitoire.
Notre propos était tout autre : nous entendions présenter de manière claire et objective le droit de la légitime défense appliqué en Floride. Ambition bien modeste, assurément, et proportionnée aux connaissances limitées de « deux jeunes Normaliens », comme dit M. Sur. Bien loin de prendre fait et cause pour le système accusatoire américain, nous écrivons même qu’ « il est légitime d’être choqué par un droit de la légitime défense qui heurte notre conception de la proportionnalité et de la charge de la preuve ». Quant à comparer les mérites respectifs des procédures pénales américaine et française, voilà une tâche bien ardue, que nous laissons à des auteurs mieux versés que nous dans les arcanes des deux systèmes.
M. Sur grandit donc la portée de notre réflexion, ce qui n’étonne guère de la part d’un professeur émérite, habitué aux débats élevés. Ce faisant il se rend lui-même coupable du crime dont il nous accusait : il crée un adversaire imaginaire et s’ingénie à le pourfendre. Il a vu dans notre article une occasion de combattre l’influence de la procédure accusatoire et de défendre le système judiciaire français, auquel tout comme lui nous tenons. Son combat, il le livre aux mauvaises personnes : expliquer le droit de la Floride n’est pas se faire le suppôt de l’impérialisme juridique américain.

Dans son pamphlet, le professeur émérite bâtit un épouvantail puis s’efforce de le pourfendre. En chemin, il sème imprécisions et erreurs. Alors même que la position qu’il attaque n’est bien souvent pas la nôtre, nous nous sommes efforcés dans cette réponse de corriger les erreurs de M. Sur. « Deux jeunes Normaliens » qui corrigent les erreurs d’un « professeur émérite » ? En voilà « une bonne blague ».

Romain Zamour
ENS et diplômé de la Yale Law School

Charles Merveilleux du Vignaux
ENS et élève avocat à l’Ecole de Formation du Barreau

3 commentaires:

  1. Le Figaro, 26 juillet 2013
    1ère partie de l'article

    EN FLORIDE, LA LÉGITIME DÉFENSE N’EST PAS UN « PERMIS DE TUER »

    Faisant suite à l’acquittement de George Zimmerman, le 13 juillet 2013, de nombreux commentateurs se sont attaqués au droit de la légitime défense appliqué en Floride. Se focalisant sur la notion de Stand Your Ground (« Faites Face »), ils peignent le tableau d’un droit exorbitant, donnant à chacun un « permis de tuer ». Cette fresque romanesque d’une Floride de cowboys excite certes l’imagination, mais ne correspond pas à la réalité. D’abord parce qu’il est faux que la conception de la légitime défense qui y a cours constitue un « permis de tuer ». Ensuite parce que Stand Your Ground n’a joué aucun rôle dans l’affaire.

    Quatre aspects du droit de la légitime défense en Floride étaient en jeu.
    Premièrement, dans quelles conditions une personne peut-elle exercer la légitime défense ? En Floride et dans tous les Etats américains, si cette personne « croit raisonnablement » que l’exercice de la force est nécessaire pour se préserver du danger. Une croyance honnête mais déraisonnable n’est pas suffisante. La règle est semblable en droit français.
    Deuxièmement, quelle quantité de force une personne peut-elle utiliser dans l’exercice de la légitime défense ? Selon le principe de proportionnalité, une quantité proportionnelle à la menace. En Floride et dans tous les Etats américains, l’usage d’une force létale est proportionnel à une menace de blessure grave. En France, une telle règle fixe n’existe pas : la proportionnalité est appréciée au cas par cas. Cependant, dans une situation où celui qui allègue la légitime défense est armé et l’autre non, les juges français considèrent très souvent que la riposte est disproportionnée.
    Troisièmement, si l’accusé se prévaut de la légitime défense, qui a la charge de la preuve ? En Floride et dans tous les Etats américains sauf l’Ohio, c’est au procureur de prouver que les conditions de la légitime défense ne sont pas réunies, et ce sans laisser subsister de doute raisonnable. Le droit français, au contraire, impose à l’accusé de prouver que les conditions de la légitime défense sont remplies.
    Finalement, une personne peut-elle exercer le droit de légitime défense si elle peut fuir en toute sécurité ? C’est uniquement dans ce domaine restreint que le concept de Stand Your Ground entre en jeu. Dans les Etats Stand Your Ground, comme la Floride et près de deux-tiers des Etats américains, il n’y a pas d’obligation de fuir. Les autres Etats limitent en général la légitime défense aux situations où il est impossible de fuir en toute sécurité. En droit français, certaines décisions récentes refusent d’admettre la légitime défense quand l’accusé pouvait fuir, mais la doctrine rejette unanimement ces solutions. Emile Garçon affirmait ainsi que « le droit ne peut pas être tenu de céder devant l’injustice, et la fuite, souvent honteuse, ne peut pas être une obligation légale ».

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  2. Article du Figaro, seconde partie :

    Ainsi, même si la conception de la proportionnalité et de la charge de la preuve est moins stricte en Floride qu’en France, on ne saurait parler de « permis de tuer ». Une personne ne peut tuer en légitime défense que si elle a une croyance raisonnable que cela est nécessaire pour prévenir sa mort ou de graves blessures.

    En outre, Stand Your Ground n’a joué aucun rôle dans l’affaire. Après avoir vu Trayvon Martin, George Zimmerman le suit. Une confrontation s’ensuit. Selon Zimmerman (Martin n’a pas vécu pour donner sa version des faits), Martin le met au sol, puis lui donne des coups de poings, tout en frappant sa tête contre le sol. Zimmerman, armé, tue Martin d’une balle dans la poitrine, à bout portant.
    Lorsque Zimmerman décide de suivre Martin, la confrontation n’a pas encore eu lieu et il n’est pas en danger. Stand Your Ground n’est pas en jeu. Lorsque l’altercation a lieu, Zimmerman est mis au sol. Il n’a pas la possibilité de fuir en toute sécurité. Ainsi, même si la Floride n’était pas un Etat Stand Your Ground, Zimmerman n’aurait pas le devoir de fuir.

    Le droit de la légitime défense en Floride n’est pas un « permis de tuer ». Certes, sa conception de la proportionnalité et de la charge de la preuve est plus permissive que celle du droit français. Mais précisément sur ces deux questions, les Etats américains sont unanimes ou quasi-unanimes et la Floride ne fait guère figure d’exception.
    Il est légitime d’être bouleversé par la mort de Trayvon Martin, une mort moralement injustifiable. Il est légitime d’être choqué par un droit de la légitime défense qui heurte notre conception de la proportionnalité et de la charge de la preuve. Il n’est pas légitime de caricaturer le droit de la Floride et de présenter une règle qui n’était pas en jeu dans l’affaire – Stand Your Ground - comme sa clef de voûte.

    Romain Zamour
    ENS et diplômé de la Yale Law School.

    Charles Merveilleux du Vignaux
    ENS et élève avocat à l’Ecole de Formation du Barreau.

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  3. Chère Roseline Letteron,
    Quel blog ! Quel succès !
    Merci à MM. Romain Zamour et Charles Merveilleux du Vignaux, ENS et diplômé (quel diplôme ?) de la Yale Law School et élève avocat à l’Ecole de Formation de je ne sais quel Barreau (c’est une qualité ?) de vous avoir offert ce premier droit de réponse.
    Car sans ce droit de réponse, vous n’auriez pas reproduit, en dessous, leur article paru dans le Figaro… et je ne l’aurais sans doute pas lu.
    J’avais en revanche lu avec beaucoup d’intérêt l’article de M. Serge Sur, que j’ai fort apprécié… au point de négliger de lire l’article des « deux jeunes normaliens », que M. Serge Sur descendait en flammes avec une verve joyeuse et enthousiaste.
    Maintenant, force est de constater qu’après avoir lu l’article (pour le moins) original de MM. Romain Zamour et Charles Merveilleux du Vignaux, on ne regrette point de ne point l’avoir lu.
    Il faut dire que leur article dans « le Figaro » est, comme qui dirait, magnifié par le « droit de réponse » qu’ils ont cru devoir commettre dans « Libertés chéries ». Publier un tel droit de réponse, lorsqu’on a si peu à répondre, c’est comme réclamer trois minutes de plus sur son quart d’heure réglementaire de célébrité. C’est ridicule, mais c’est toujours trois minutes de plus de prises.
    Argumenter sur la « liberté de mouvement » (sic), lorsqu’on se prétend bébé-avocat tricolore ou diplômé d’une école de droit américaine…
    Répéter à l’antienne que dans un procès où la preuve était déterminante, la loi Stand Your Ground « n’a joué aucun rôle dans l’acquittement » (sic), alors qu’elle avait conduit à relâcher le suspect immédiatement après la commission des faits, et en conséquence conduit à la déperdition des preuves, lesquelles ont manqué à l’accusation lors du procès…
    Terminer, après avoir dénoncé « l’erreur » qu’aurait commise le président Obama (sic), en prétendant avoir « corrigé les erreurs d’un ‘professeur émérite’ », et s’en réjouir…
    Tout cet étalage de juvénile intelligence fait irrésistiblement songer à certaine chanson de Georges Brassens sur les jeunes blancs-becs - même si la leçon de modestie du chansonnier n’est visiblement plus au répertoire de certaines « grandes » écoles.
    Il me revient l’épisode d’un brillantissime élève de ma petite école, qui le jour de son concours de sortie, a claqué la porte de la salle d’examen en s’écriant, à l’adresse des examinateurs qui posaient des questions qu’il jugeait incongrues : « Mais qui m’a fichu un jury pareil ?!? ». Les examinateurs, considérant que « le débat était clos », l’ont néanmoins déclaré reçu à l’examen du barreau… mais il en est sorti avec un zéro en déontologie.
    Ce jour-là, il avait appris la politesse, et pris un cours accéléré d’humilité (qui est sa sœur jumelle).
    D’ailleurs, plus personne n’a plus jamais entendu parler de lui.
    --
    Norbert CLEMENT
    www.pole-juridique.fr

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