« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 1 août 2013

Les invités de LLC. Serge Sur : De la permanence de l’esprit canular chez les Normaliens ou l'affaire Trayvon Martin racontée à Suzette



Le Figaro du vendredi 26 juillet a publié, dans sa page « Opinions » (p. 14), un article signé par deux jeunes Normaliens, MM. Romain Zamour et Charles Merveilleux du Vignaux. Il fait suite à l’acquittement par un jury populaire en Floride d’un individu qui avait tué par arme à feu un jeune Noir désarmé, Trayvon Martin, qu’il considérait comme menaçant pour sa sécurité. L’avocat de l’accusé, Hispanique, a plaidé avec succès la légitime défense. Ce verdict a soulevé, aux Etats-Unis et dans le monde, surprise et indignation. Il a réveillé le spectre des jugements fondés sur la couleur de peau des protagonistes, reposant sur une présomption de dangerosité des Noirs. Plus largement, il a mis en cause la conception de la légitime défense retenue par le droit de la Floride – puisque l’on sait que chaque Etat fédéré dispose de sa propre législation pénale, qui peut être différente de la législation fédérale. C’est donc aussi bien l’application de la loi dans ce cas particulier que la loi elle-même qui se trouvent contestées.

Dans ce débat, les deux signataires de l’article, intitulé « En Floride, la légitime défense n’est pas un « permis de tuer », prennent position. On ne sait si le titre leur est dû, car souvent les journaux modifient un intitulé proposé pour en retenir un plus provoquant. Mais enfin, le sens de leurs développements est bien celui-là. Il faut alors saluer leur sens du canular, digne de Jules Romains, celui des Copains, celui du père de Jallez et Jerphanion. Leur article démontre en effet exactement le contraire. Le droit de légitime défense tel que consacré par le droit de la Floride est bien exactement cela : un permis de tuer.





Passons sur les éléments indiscutés de ce droit, communs à tous les systèmes juridiques, de la perception d’une menace à la proportionnalité de la réaction. L’essentiel, comme souvent en droit pénal, relève de la procédure et de la charge de la preuve. En droit français, expliquent les deux jeunes Normaliens, elle incombe à l’accusé -  sauf que, en vertu de la procédure inquisitoire et de l’intime conviction, il appartient au jury criminel de retenir sa propre appréciation, l’instruction étant refaite à l’audience, à charge et à décharge, et les débats menés par le président de la juridiction. Il y a là déjà une confusion entre procédure accusatoire, propre au droit américain et plus largement anglo-saxon, et droit continental, qui impose à l’autorité judiciaire de conduire l’instruction et le procès.

En d’autres termes, on n’a pas affaire à deux parties qui mènent un duel judiciaire devant un jury, mais à la recherche par la juridiction d’une vérité judiciaire qu’il lui appartient de déterminer, avant de lui conférer force légale en vertu de l’autorité de la chose jugée. Le procès est chose entièrement publique, il repose sur l’autorité de l’Etat. Aux Etats-Unis, l’Etat se contente de fournir un forum pour le débat. Il laisse accusation et défense conduire le procès, en assurant simplement égalité des parties et respect de la procédure, jusqu’à la décision de culpabilité ou non prise par un jury populaire. Trace d’une société individualiste, où l’on attend de l’Etat davantage un arbitrage entre les droits de chacun qu’un service public.  

On voit la conséquence en matière de légitime défense : il appartient à la victime de prouver qu’elle est bien victime… Mais si elle est morte ? Le procureur s’en charge, avec plus ou moins de zèle, et il doit le prouver… Mais s’il n’y a pas de témoins et si l’accusé soutient qu’il s’est cru « raisonnablement » menacé ? Il a alors le droit de tuer, s’il estime que sa vie était en jeu – non pas si elle l’était réellement. La décision dans l’affaire Trayvon Martin est donc logique sur cette base, puisque les affirmations de l’accusé ne pouvaient pas être contredites, et que le jury était enfermé par la nécessité d’une preuve contraire impossible à rapporter.

En réalité, on le voit bien, c’est Trayvon Martin qui était plutôt en état de légitime défense : désarmé face à un homme armé qui l’a suivi dans un parc où il rentrait tranquillement chez lui, il a pu se sentir menacé et se retourner vers l’accusé pour lui demander ce qu’il voulait… et il en est mort. Comment justifier que l’accusé ait pu suivre Trayvon Martin s’il se sentait lui-même menacé ? Il n’était même pas question pour lui de s’enfuir. Il aurait pu passer paisiblement son chemin, sauf à se substituer à l’autorité publique en voulant interpeller un délinquant supposé, ce qu’il n’avait aucune qualité pour faire.    

Les deux jeunes Normaliens complètent le canular en utilisant un procédé classique chez les avocats de mauvaise foi : s’emparer d’un argument latéral pour détruire la thèse principale. Ils dénoncent le fait que la critique du jugement reposerait souvent, suivant leur dire, sur un élément qui n’a joué en fait aucun rôle dans la décision, le Stand Your Ground. Ce droit implique que la personne menacée n’a pas à fuir pour échapper à la menace, mais qu’elle est autorisée à y faire face précisément par la légitime défense. Il est exact que cet élément n’est pas ici pertinent, puisque non seulement l’accusé n’a pas fui mais s’est plutôt transformé lui-même en agresseur…

Cette défense rhétorique et sophistique de la loi de Floride évoque une autre histoire, plus ancienne, qui concerne aussi Le Figaro. Lorsque est sorti le film RAS, sur la guerre d’Algérie et la reprise en main d’une section d’appelés ayant peu de goût au fusil par un lieutenant combatif, certains à l’époque ont voulu y voir la figure d’un grand reporter du Figaro. Ce reporter s’est contenté de répondre en substance : ce n’est pas moi, car dans le film le lieutenant arrive en camion, alors que je suis arrivé en hélicoptère… Humour et cynisme. Bravo donc à nos deux jeunes auteurs pour avoir démontré avec brio le contraire de leur thèse apparente.

Jeu de l’esprit, humour Normalien, Issoire et Ambert n’ont qu’à bien se tenir. Quoi que… de bons esprits me font remarquer que les auteurs ne sont pas seulement littéraires, mais aussi juristes, ou du moins apprentis juristes. L’un n’est-il pas « élève avocat à l’Ecole de formation du barreau » ? L’autre n’est-il pas « diplômé de la Yale Law School » ? (Bigre ! Mais on est moins impressionné lorsqu’on connaît un peu les universités américaines, miroirs aux alouettes).

Mais alors, ce ne serait pas un canular ? Il faudrait les prendre au sérieux ? Il faudrait y voir, au-delà de la défense de la loi de Floride et plus largement du droit américain, tellement supérieur au nôtre comme les Etats-Unis en toutes choses, une attaque dissimulée contre le droit pénal français et sa procédure inquisitoire, qui déplaît tant aux avocats, parce qu’elle les subordonne aux juges ? Ils sont des auxiliaires de justice, qui doivent concourir à la recherche de la vérité, au lieu, comme aux Etats-Unis avec la procédure accusatoire, d’utiliser tous les moyens, y compris le mensonge dès lors qu’il ne peut être démontré, pour l’emporter.

Seule la victoire est belle, innocent ou coupable, monstre ou victime, peu importe, le duel est ouvert et que le meilleur gagne. Cette corruption de l’esprit judiciaire pénètre malheureusement en France, avec l’attraction pour la procédure accusatoire qui fascinait l’ancien président et reste présente au sein du lobby des avocats. Vive le juge d’instruction ! Vive la procédure inquisitoire ! C’est ce que l’on est tenté de répondre aux deux jeunes auteurs, en souhaitant que la première impression soit la bonne, et qu’ils aient réussi une bonne blague.  


Serge Sur
Professeur émérite de droit public à l'Université Panthéon-Assas

2 commentaires:

  1. Si les universités américaines sont un miroir aux alouettes, qu'est ce que doivent être les universités françaises alors ...

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  2. En effet, les universités françaises sont un miroir aux étatistes.

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