« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 1 décembre 2013

Gel des avoirs irakiens, "Delisting", et droit au recours

L'arrêt Khalaf M. Al-Dulimi et Montana management c. Suisse, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 26 novembre 2013, traite de la double contrainte qui pèse sur les Etats, lorsqu'ils mettent en oeuvre un embargo décidé par l'ONU. Ils doivent certes appliquer les résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU, mais cette application doit intervenir dans le respect des règles posées par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

A la suite de l'invasion du Koweit en 1990, le Conseil de sécurité adopta deux résolutions, n° 661 du 6 août 1990, et n° 670 du 25 septembre 1990, demandant aux Etats membres et non membres des Nations Unies de mettre en place un embargo général contre l'Irak et sur les ressources koweitiennes susceptibles d'être confisquées par l'occupant. Sur ce fondement, les autorités suisses ont gelé les avoirs du requérant et de la société dont il était le dirigeant.

Observons que la Suisse n'est devenue membre de l'ONU qu'en 2002, soit douze années après les deux résolutions du Conseil de sécurité. Le pays avait cependant accepté les obligations imposées par ces textes, et le Conseil fédéral avait adopté, dès le 7 août 1990, une ordonnance mettant en oeuvre une première série de mesures. Par la suite, cette "ordonnance sur l'Irak" sera modifiée à plusieurs reprises et le nom du requérant figurera en 2003 dans la liste de ceux qui ont directement participé au soutien du régime de Saddam Hussein (resolution 1518 du Conseil de sécurité). Il est en effet désigné comme le responsable du financement des services secrets irakiens.

Le débat devant la Cour européenne porte à la fois sur gel des avoirs de M. Al-Dulimi et sur sa demande de radiation de la liste des hauts responsables de l'ancien régime irakien ("Delisting"). Dans les deux cas, le requérant invoque une violation du droit au procès équitable, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne. Le droit suisse n'a, en effet, pas mis en place de procédure permettant à l'intéressé de contester les mesures qui le frappent. Dès lors que les Nations Unies n'offrent pas davantage de possibilité de recours, l'intéressé se trouve donc dans l'incapacité de faire valoir son droit au recours.

La compétence de la Cour européenne

La question essentielle est celle de la recevabilité du recours devant la Cour européenne. S'appuyant sur la décision Behrami et Behrami c. France du 31 mai 2007, les autorités suisses considèrent que les mesures prises par les Etats membres de l'ONU en application des résolutions du Conseil de sécurité prises sur le fondement du Chapitre VII de la Charte, échappent à la compétence de la Cour européenne. Sur ce point, elles ont d'ailleurs reçu le soutien du gouvernement français, tiers intervenant à l'instance.

La Cour rappelle cependant que l'arrêt Behrami et Behrami est relatif aux dommages causés à deux enfants qui jouaient à proximité de bombes non explosées larguées lors des bombardements du Kosovo. Dans ce cas, les compétences en matière de sécurité sur ce territoire avaient été déléguées par le Conseil de sécurité de l'ONU à la KFOR et à la MINUK, institutions agissent au nom des Nations Unies. Les dommages causés par leurs négligences étaient donc directement imputables à l'ONU. 

En revanche, dans l'affaire Al-Dulimi, les résolutions du Conseil de sécurité s'adressent directement aux Etats, auxquels elles imposent des obligations de comportement. Ces derniers agissent donc en leur nom propre lorsqu'ils mettent en oeuvre la résolution sur leur territoire. La Cour européenne en déduit donc que l'"ordonnance Irak" et les textes qui ont suivi, ont été pris par l'Etat suisse dans le cadre de sa "juridiction" au sens de l'article 1er de la Convention européenne.

Keith Haring. Affiche pour le 700 è anniversaire de la Confédération Helvétique. 1991


Le critère de la "protection équivalente"

Sur le fond, le gouvernement suisse estime qu'il n'a pas mis en place de procédure permettant au requérant de contester le gel de ses avoirs et son inscription sur les listes des anciens responsables irakiens car il ne disposait d'aucune latitude dans l'interprétation des résolutions du Conseil de sécurité.

Cette analyse se heurte cependant à la jurisprudence de la Cour européenne. Dans un arrêt Al Jedda c. Royaume Uni du 7 juillet 2011, la Cour affirme l'existence d'une présomption, selon laquelle "le Conseil de sécurité n'entend pas imposer aux Etats membres une quelconque obligation qui contreviendrait aux principes fondamentaux en matière de sauvegarde des droits de l'homme". La résolution 1546 autorisant les autorités britanniques à prendre des mesures pour rétablir la paix et la stabilité en Irak ne leur permet pas pour autant l'incarcération arbitraire des personnes. En revanche, cette présomption peut quelquefois être renversée, et c'est précisément le cas dans l'arrêt Nada c. Suisse du 12 septembre 2012. La résolution 1390 de 2002, dans la mesure où elle demande expressément aux Etats d'interdire leur territoire aux personnes figurant sur la liste des Nations Unies, leur demande en même temps de porter directement atteinte aux droits de l'homme, et opère ainsi un renversement de cette présomption,

Ce renversement de la présomption est cependant exceptionnel. D'une façon générale, et c'est le cas dans l'affaire Al-Dulimi, le principe est que les Etats demeurent responsables de la manière dont ils appliquent les résolutions du Conseil de sécurité. Pour la Cour, une mesure prise en exécution d'une obligation internationale est justifiée, lorsque l'organisation internationale accorde aux droits des individus une protection équivalente à celle assurée par la Convention. Autrement dit, la résolution du Conseil de sécurité devrait prévoir des procédures destinées à assurer le respect du droit au recours, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention. 

Tel n'est évidemment pas le cas en l'espèce, et le système mis en place, tant dans la résolution du Conseil de sécurité que dans sa mise en oeuvre par les autorités suisses, n'offrait pas une protection équivalente à celle du droit européen. Sur ce point, la Cour rejoint les conclusions du rapporteur spécial des Nations Unies qui déclarait, en septembre 2012, que le régime des sanctions décidées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ne garantit toujours pas suffisamment le respect des procédures.

Droit du temps de guerre et droit du temps de paix

La limitation du droit d'accès à un tribunal n'est pas contestée par les autorités suisses qui font observer que le refus des tribunaux d'examiner au fond les griefs du requérant était motivé par leur volonté d'assurer une mise en oeuvre efficace des obligations découlant des résolutions du Conseil de sécurité. La Cour en donne volontiers acte, mais elle affirme néanmoins que "le maintien des mesures litigieuses au fil du temps" doit être expliqué par les autorités suisses.

En d'autres termes, les temps ont changé. La procédure contre le requérant a commencé en 1990, même si, en 2013, ses avoirs sont gelés mais toujours pas confisqués. Pour la Cour, il est inconcevable de priver une personne du plus élémentaire des droits, celui d'accéder à un juge, pendant plus de vingt années. C'est cet écoulement du temps qui conduit la Cour a estimer que les procédures engagées contre M. Al-Dulimi ne sont plus proportionnées aux menaces pour la paix et la sécurité. Le droit d'exception du temps ne guerre ne peut pas durer indéfiniment et doit lui succéder le droit commun du temps de paix. Le requérant doit donc, enfin, pouvoir bénéficier du droit au recours, comme n'importe quel requérant.  Ce droit au recours n'implique en aucune façon satisfaction sur le fond, c'est à dire qu'il appartiendra à M. Al Dulimi de prouver devant les juridictions helvétiques qu'il est bien le propriétaire des avoirs, et non le gouvernement irakien.

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