« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 5 décembre 2013

Le lobbying anglo-saxon contre la laïcité française

Le jour même de la décision de la Cour d'appel de Paris sur l'affaire Baby Loup, le 27 novembre 2013, avait lieu l'audience de la Cour européenne des droits de l'homme portant sur la conformité à la Convention européenne des droits de l'homme de la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public. Les deux procédures ont en commun d'être initiées par des femmes portant le voile, et de remettre frontalement en cause le principe de laïcité au profit d'une idéologie communautariste largement répandue dans le monde anglo-saxon.

La presse américaine

La presse anglo-saxonne, et le N.Y. Times en particulier, titrent donc sur "la laïcité française en jugement" ("French Secularism on Trial"). L'auteur, anonyme, rappelle ces procédures en cours et déplore le soutien massif de la population française au principe de laïcité. Après cela, il ajoute tout uniment qu'"heureusement il y a quelques signes de sens commun dans le débat". Car il est bien connu que le législateur et les juges français n'ont pas le bon sens des juges américains. Ces derniers manient en effet l'erreur judiciaire et la peine de mort avec un "sens commun" qui éblouit la vieille Europe. 

Quoi qu'il en soit, l'auteur croit déceler ce retour du "bon sens" dans le refus d'accepter l'interdiction du voile dans les établissements d'enseignement supérieur. Sans doute ignore-t-il que le problème posé est d'abord celui de l'atteinte qu'impliquerait une telle législation à l'autonomie des universités ? Ce même certificat de "bon sens" est attribué à l'avis de l'Observatoire de la laïcité qui estimait, en octobre, que les entreprises de droit privé ne devaient pas être soumises à l'interdiction du port du voile. Sans doute l'auteur ignore-t-il aussi que le vote d'une loi par le parlement représente la volonté de la nation, alors que l'avis d'une commission consultative ne représente rien d'autre que... l'avis d'une commission consultative.

Sans modestie excessive, notre joyeux anonyme ajoute que le Président Hollande serait bien inspiré de suivre cet avis. On ne doute pas que le Président de la République fera le plus grand cas de son opinion.

A dire vrai, l'article prête à sourire et il mérite seulement de tomber dans un oubli aussi profond que l'anonymat sagement choisi par son auteur. Si ce n'est que l'audience devant la Cour européenne des droits de l'homme, portant sur la loi relative à la dissimulation du visage dans l'espace public, témoigne de la même offensive anglo-saxonne. Et cette offensive est cette fois de nature juridique.




L'anonymat de la requérante, dans la procédure et dans le vêtement

Observons d'emblée que la requérante, connue sous l'acronyme S.A.S., est tout aussi anonyme que l'auteur de l'article du N.Y. Times. Un requérant devant la Cour européenne peut en effet demander que son identité ne soit pas divulguée, mais il doit néanmoins s'en expliquer par écrit, conformément à l'article 47 § 3 du règlement. On peut évidemment s'interroger sur les motifs de ce choix par Mme S.A.S. Dès lors qu'elle revendique une liberté d'afficher sa religion sur l'espace public, pourquoi refuse-t-elle de l'afficher devant la Cour européenne ? C'est évidemment une question sans réponse. 

Cet anonymat laisse le gouvernement défendeur dans une certaine incertitude et la représentante du ministère des affaires étrangères, Madame Edwige Belliard, a laissé apparaître ses doutes. Certaines pièces indiquent en effet que S.A.S. est née en France, alors que d'autres affirment qu'elle est née au Pakistan. Au-delà de ce qui est sans doute considéré comme un détail, on ne peut s'empêcher de penser que le choix de cette procédure rejoint le problème de fond. Le port du voile intégral n'a-t-il pas pour effet de rendre celle qui le porte non identifiable, en quelque sorte interchangeable avec les autres femmes, et donc parfaitement anonyme ?

Des avocats britanniques

Mais S.A.S. n'est pas la première à se présenter anonymement devant la Cour pour contester la loi sur la dissimulation du visage dans l'espace public. Les médias, qui s'intéressent beaucoup à son cas, n'ont sans doute pas vu que l'affaire S.A.S. est en réalité la quatrième requête sur la loi française. Madame Belliard l'a fait observer devant la Cour, notant que les trois premières ont toutes été déclarées irrecevables (24588/11 ; 41892/11 et 38827/11). Mais elles ont pour particularité d'avoir été présentées par les mêmes conseil, un cabinet britannique dirigé par Maîtres Ramby de Mello et Tony Muman et installé à Birmingham. 

En soi, un tel choix n'est pas illégal, mais n'est il pas étrange que l'ensemble des recours déposés contre la loi française portant interdiction de la dissimulation du visage dans l'espace public soit ainsi contestée par un unique cabinet anglo-saxon ? Dans sa plaidoirie, Madame Belliard ajoutait d'ailleurs que les formules employées dans les quatre requêtes étaient singulièrement identiques, pour ne pas dire interchangeables. Là encore, la requérante disparait en quelque sorte derrière la cause qu'elle est censée défendre, comme elle disparaît derrière son vêtement. Elle devient un être abstrait, plus ou moins virtuel, dont on finit par se demander s'il existe en chair et en os, ou s'il n'est rien d'autre que le support d'une revendication.

L'argument de fond ou l'éloge du communautarisme

Sur le fond, ces avocats britanniques font du droit britannique, ce qui n'est guère surprenant. Certes, ils invoquent classiquement la violation de l'article 8 de la Convention, estimant qu'il y a atteinte au droit au respect de la vie privée de l'intéressée, dès lors qu'elle risque de se retrouver "prisonnière dans sa propre maison", renvoyée chez elle faute de pouvoir circuler dans l'espace public vêtue à sa convenance. A leurs yeux, le visage d'une personne est un élément de son intimité, comme l'ADN. Ce raisonnement, séduisant en apparence, est dépourvu de fondement juridique en droit français. Nul n'ignore, par exemple, que nul ne peut cacher son visage en cas de contrôle ou de vérification d'identité. Sous cet angle, l'interdiction du voile intégral est donc un élément de l'ordre et de la sécurité publique.

Les articles 9 et 10 protégeant la liberté d'expression religieuse sont également invoqués, mais, là encore, dans une analyse typiquement britannique de la religion. Maître de Mello, dans sa plaidoirie, considère ainsi que le port du voile intégral relève de "l'expression symbolique", qui autorise chacun à manifester son opinion par des moyens non verbaux. Hélas, cette analyse n'existe qu'en droit américain, et nul n'ignore que la conception française de la liberté d'expression ne connaît pas le "symbolic speech". Pour le droit français, la liberté d'expression religieuse s'exerce dans le cadre défini par les lois de laïcité.

Ultime moyen, Maître de Mello s'appuie sur l'article 14 de la Convention pour dénoncer l'abominable discrimination dont est victime la malheureuse S.A.S., dont on apprend d'ailleurs qu'elle a toujours accepté de retirer son voile dans certaines occasions, pour se plier aux contraintes de la vie en société. Pour son conseil, la discrimination réside dans le fait que la loi vise les seules femmes musulmanes. Peu importe que le port du voile intégral ne soit pas une prescription de l'Islam. Peu importe que le champ d'application de la loi autorise les femmes voilées à circuler librement dans l'espace public, dès lors que leur visage n'est pas dissimulé. Peu importe enfin que l'interdiction s'applique à celui qui marche dans la rue le visage recouvert d'une cagoule ou d'un casque de moto.

Ce qui est discriminatoire, pour la défense de S.A.S., est que la mesure soit imposée par la majorité à une minorité, formule étrange qui va à l'encontre du principe démocratique même. En réalité, il s'agit, on l'a compris, de promouvoir une conception communautariste de la société, celle-là même qui existe en Grande Bretagne et aux Etats Unis. La laïcité, qui repose sur le principe d'intégration, est alors l'ennemi à combattre, car "elle a occulté le multiculturalisme en demandant à des minorités de renoncer à leur propre culture au nom des valeurs partagées". Le problème est que le droit français ignore les notions de minorités et de multiculturalisme. Pour cette faute impardonnable, il doit être mis au ban de la société politiquement correcte anglo-saxonne, et Maître de Mello cite alors un autre article du N.Y. Times, journal décidément en verve, qui qualifie le système française de "talibanisme inversé". Rien que ça..

Ce court rappel des "arguments juridiques" invoqués à l'appui de la requête montre que l'objet de cette dernière est d'abord de développer un discours militant dans l'enceinte de la Cour européenne. Celle-ci va-t-elle ainsi accepter de se transformer en forum d'expression pour les lobbies ? C'est toute la question de la recevabilité de la requête.

Une requête irrecevable

Pour paraphraser l'article du N.Y. Times, on pourrait dire que les conditions de recevabilité d'une requête devant la Cour conservent heureusement un solide bon sens.  Celle déposée par S.A.S. est bien éloignée de l'usage normal du droit de recours individuel.

Le recours a en effet été déposé le jour même de l'entrée en vigueur de la loi du 11 octobre 2010. Cela signifie concrètement que la requérante a saisi ses avocats antérieurement. Cela signifie aussi qu'elle n'a pas été poursuivie sur le fondement du texte, et que son action repose sur sa seule crainte d'être obligée de retirer son voile intégral. Dans ces conditions, elle n'a évidemment pas épuisé les voies de recours internes, condition de la recevabilité des requêtes.

Pour être une "victime" au sens de la Convention, il faut que le requérant établisse que ses droits ont été effectivement lésés par la mesure en cause. Or, il n'est évidemment pas établi que S.A.S. ait fait l'objet d'une mesure quelconque sur le fondement de ce texte. Certes, il arrive à la Cour d'admettre la qualité de "victime potentielle" à des personnes simplement susceptibles d'être touchées par le texte, précisément lorsqu'elles sont obligées de changer de comportement sous peine de poursuite ou lorsqu'elles appartiennent à une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets du texte nouveau.

Certes, S.A.S. invoque le fait qu'elle doit désormais changer de comportement, mais le dossier mentionne qu'elle accepte de retirer son voile dans certaines circonstances. On veut nous montrer qu'elle n'est pas une fondamentaliste bornée, mais une femme moderne, intégrée dans la société et consciente de ses contraintes. Rien ne permet donc de connaître la réalité du comportement de la requérante, avant et après la loi. Dans ces conditions, il est bien difficile de se prononcer sur ce "changement de comportement" qui est la condition même de la reconnaissance de la qualité de "victime potentielle".

De même, S.A.S. n'appartient pas à une "catégorie de personnes" risquant de subir directement les effets du texte. En effet, on l'a dit, la loi s'applique à toute personne qui a le visage couvert, sauf exceptions légales. Et il semble bien difficile d'en déduire l'existence d'une "catégorie de personnes", sauf à considérer que le recours est ouvert à tous parce que la loi s'applique à tous. Cela reviendrait à introduire  l'actio popularis devant la Cour européenne des droits de l'homme, hypothèse tout de même peu probable, si l'on considère que tous les efforts de la Cour visent, depuis des années, à lutter contre l'encombrement en rendant de plus en plus difficile l'accès au prétoire.

Laïcité v. Communautarisme

On peut donc penser que la requête S.A.S. est irrecevable, comme les trois qui l'ont précédée. Sa seule fonction est finalement d'utiliser la Cour à des fins militantes. Et on voit désormais s'y déployer, comme dans la presse, une offensive contre la laïcité française, au nom du multiculturalisme prôné dans le monde anglo-saxon. Cette situation montre que la laïcité, principe d'égalité reposant sur le modèle républicain et l'intégration, n'est pas une chose acquise, le résultat d'une lutte terminée il y a plus de cent ans. La laïcité redevient un combat d'aujourd'hui, et le multiculturalisme est clairement son ennemi.

En l'occurrence, l'offensive judiciaire vise à faire consacrer le multiculturalisme comme une obligation imposée par la Convention européenne des droits de l'homme. Cette démarche évoque celle des Etats qui n'acceptent les conventions universelles relatives aux droits de l'homme que sous réserve de leur compatibilité avec la Charia. Comme on le sait, tous les partisans des droits de l'homme et nombre d'Etats parties condamnent cette attitude. Car le multiculturalisme, c'est aussi l'acceptation d'un développement séparé des différentes communautés. Et en Afrikaaner, le développement séparé se traduit par un seul mot : Apartheid.

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