« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 28 janvier 2014

Rapport du GRECO sur la prévention de la corruption

La prévention de la corruption est l'un des instruments essentiels de la protection de l'Etat de droit. Tout le monde, ou presque, adhère à ce principe, mais les opinions deviennent plus fluctuantes lorsqu'il s'agit d'évaluer l'ampleur des phénomènes corruption et de mesurer l'efficacité des mesures prises dans ce domaine. On en parle peu, à l'exception de quelques scandales dévoilés par une presse d'investigation peu nombreuse et dont les recherches restent très sélectives. Car ces affaires sont les arbres qui cachent une forêt difficilement pénétrable. L'ONG Transparency International place ainsi la France au vingt-deuxième rang mondial pour l'indice de perception de la corruption, résultat très moyen qui révèle à la fois la persistance de pratiques et une certaine indifférence, à moins qu'il s'agisse de résignation, à leur égard.

Depuis 1999, la France a adhéré au Groupe d'Etats contre la corruption (GRECO), rattaché au Conseil de l'Europe et qui regroupe aujourd'hui quarante-huit Etast. Le 27 janvier 2014, le GRECO a publié son "rapport d'évaluation" sur le dispositif français, plus précisément sur "la prévention de la corruption des parlementaires, des juges et des procureurs". 

L'approche du GRECO est évidemment parcellaire, et ces trois domaines ne sauraient, à eux seuls, rendre compte de l'importance des phénomènes de corruption dans notre pays. Le rapport ne concerne en effet que le pouvoir législatif et l'autorité judiciaire, l'exécutif ne figurant pas dans cette évaluation. Or nul n'a oublié les marchés passés, à partir de 2008, par l'Elysée avec des entreprises chargées d'effectuer des enquêtes d'opinion, et dirigées par des conseillers ou anciens conseillers de Nicolas Sarkozy. Et tout le monde se souvient que le compte de campagne de ce même Nicolas Sarkozy a été rejeté par le Conseil constitutionnel, au motif que la campagne électorale de l'ancien Président avait été partiellement financée par les fonds publics de la Président de la République. 

Même parcellaire, le rapport du GRECO demeure cependant une intéressante source d'information sur la lutte contre la corruption des parlementaires et des magistrats. Sa lecture révèle un bilan très contrasté. Les législations récentes en matière de lutte contre la corruption dans le monde parlementaires constituent certes un progrès mais il est encore insuffisant, affirment les experts du GRECO qui estiment que le parlement est loin d'être à l'abri des mécanismes de corruption. En revanche, la situation dans le monde judiciaire se ramène à quelques niches dans lesquelles la corruption peut exister, inquiétantes certes mais aussi relativement circonscrites.

Le Parlement : insuffisance du dispositif


Le GRECO salue le vote les lois récentes intervenues dans le domaine de la lutte contre la corruption. Les deux premières, relatives à la transparence financière de la vie politique (une loi organique et une loi ordinaire), ont été votées à la suite de l'affaire Cahuzac. Elles visent à renforcer les incompatibilités des mandats parlementaires, rendre plus efficace le régime de déclaration de patrimoine, d'intérêts et de revenus imposée aux élus, en particulier par la création d'une nouvelle autorité de contrôle, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique. La troisième loi, celle sur le cumul des mandats, vient d'être définitivement adoptée par le Parlement, le 22 janvier 2014. Bien que moins directement lié aux phénomènes de corruption, le cumul des mandats les rend plus faciles, dans la mesure où il crée un effet "boule de neige" sur les fonctions de décideur et conduit à un risque de confusion des intérêts spécifiques de chaque mandat. 

Si ces textes constituent des avancées non négligeables, le GRECO constate néanmoins que des points essentiels ne sont toujours pas sérieusement encadrés par le droit. 

C'est le cas des collaborateurs et assistants parlementaires que les élus recrutent librement. Rien ne leur interdit de choisir parmi eux l'un de leurs proches ce qui conduit parfois à des emplois fictifs, voire des lobbyistes qui continuent parfois d'exercer des fonctions auprès du secteur professionnel dont ils représentent les intérêts.

Parmi les revenus des parlementaires, certains demeurent marqués par une certaine opacité, dénoncée par le GRECO. L'indemnité représentative de frais de mandat (IRFM) attribuée à chaque député pour la durée de celui-ci représente ainsi 385 000 € nets, non imposables. Son emploi n'est pas réellement contrôlé, sauf mention par la loi que cette somme ne peut être utilisée pour couvrir des frais de campagne. Le risque existe donc de voir un député utiliser l'IRFM à des fins personnelles, d'autant que son usage ne peut être contrôlé par l'administration fiscale. 

Quant à la réserve parlementaire (RP), c'est à dire les fonds dont l'utilisation est laissée à la discrétion des parlementaires pour développer des projets dans leur circonscription, le GRECO fait observer que ses conditions d'attribution demeurent très opaques. Elles risquent de susciter des pratiques de corruption comme le clientélisme, l'achat de voix ou les conflits d'intérêt. Il est vrai que la loi sur la transparence financière de la vie publique améliore un peu le système en prévoyant la publication des fonds attribués à des associations ou à des travaux d'intérêt local. Aux yeux du GRECO, cette réforme demeure insuffisante, face à "une pratique qui aurait clairement dû disparaitre  ou qui devrait faire l'objet d'une réforme d'ampleur". Dans ses recommandations, le rapport demande donc à la France de procéder à un audit des dépenses liées à la réserve parlementaire et d'en assurer la transparence.


Topaze. Louis Gasnier. 1933. Simone Héliard, Louis Jouvet, Paul Pauley

L'absence de règles déontologiques


Au-delà de cette opacité des flux financiers, le GRECO dénonce plus généralement l'absence de règles déontologiques gouvernant la conduite des parlementaires. L'Assemblée nationale a adopté, en avril 2011 un code de déontologie, dont le GRECO fait observer, non sans humour, qu'il est "libellé à l'économie de langage". Il comporte en effet un préambule et six articles, qui invitent les députés à "agir dans le seul intérêt de la Nation et des citoyens qu'ils représentent" et affirment qu'ils ne doivent "en aucun cas, se trouver dans une situation de dépendance à l'égard d'une personne morale ou physique qui pourrait les détourner de leurs devoirs (...)". Le Sénat, quant à lui, a seulement formulé six principes directeurs, rédigés dans une langue de bois comparable. Ils ne s'adressent pas directement aux sénateurs, mais doivent guider les activités du comité de déontologie. En langage clair, aucune des deux assemblées n'a adopté un texte valant engagement des parlementaires à respecter quelques principes déontologiques, même sommaires, et le GRECO déplore cette situation.

Sur un plan plus institutionnel, le Sénat dispose depuis un arrêté du 25 novembre 2009, d'un comité de déontologie parlementaire, composé d'un membre de chaque groupe. Purement consultatif, il rend des avis généraux ou particuliers à la demande du Président du Sénat ou du bureau. En tout état de cause, le refus récent de levée de l'immunité parlementaire du sénateur Serge Dassault dans une affaire d'achat de voix n'a pas contribué à lever les doutes sur la volonté réelle de la Chambre haute de lutter contre la corruption.

L'Assemblée nationale, quant à elle, s'est dotée d'un "déontologue" en juin 2011. Cette mission était d'abord assumée par un Professeur d'Université, spécialiste de droit parlementaire. Lui a succédé en 2012 une avocate "jugée plus proche des réalités parlementaires". Elle n'a aucun pouvoir d'investigation ni même de décision, ce qui illustre parfaitement le caractère cosmétique de ses fonctions. Les déclarations de patrimoine imposées aux élus restent d'ailleurs dans une certaine opacité et le déontologue ne dispose d'aucun moyen pour les contrôler efficacement.

Des constatations analogues sont faites par le GRECO à propos de l'activité des lobbyistes. S'il est vrai que le bureau de chaque assemblée a pris des dispositions pour les contraindre à s'identifier dans les locaux parlementaires, il n'a pas interdit à ces derniers de recevoir des cadeaux et des dons. Ces derniers doivent seulement être déclarés, mais la déclaration demeure confidentielle et, d'une façon générale, cette obligation est bien peu respectée.

Des problèmes essentiels sont ainsi pris en considération à travers des règles de "Soft Law", dispositions dont la puissance contraignante est quasi-nulle et qui ont surtout pour objet de montrer au public que l'on s'intéresse au problème. La situation est très différente dans l'ordre judiciaire, où il subsiste des espaces de corruption au sein d'un système judiciare à l'égard duquel le GRECO se montre moins sévère.

Corruption et autorité judiciaire : des espaces de corruption


Le rapport du GRECO est moins substantiel lorsqu'il étudie l'autorité judiciaire. Il réalise un rappel du droit existant, sans réellement faire allusion à la réalité de sa mise en oeuvre. Comme beaucoup d'autres études, il déplore la soumission des membres du parquet au pouvoir exécutif et recommande de modifier leur mode de nomination pour l'aligner sur celui des juges du siège. Rien de bien nouveau sur ce point, et cette réforme est d'ailleurs rendue indispensable par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.

L'intérêt du rapport du GRECO est de s'intéresser aux juges du fond que sont les tribunaux de commerce et les conseils de prud'hommes. Ils ont comme caractéristique commune que la justice y est rendue par des juges non professionnels. Les juristes savent tous que les décisions rendues par ces juridictions reposent le plus souvent sur les faits de l'espèce, et qu'il appartient ensuite aux juges d'appel de réintégrer un peu de droit dans le dossier.

Le GRECO observe que les juges consulaires des tribunaux de commerce sont des professionnels des secteurs économiques et de l'entreprise, liés au tissu économique régional. Leur activité est bénévole, et, pendant leur mission juridictionnelle, ils continuent à être rémunérés par leur entreprise. Cette situation est évidemment porteuse de risque pour leur indépendance et pour l'émergence de pratiques de corruption. Le GRECO fait d'ailleurs observer que l'inspection générale des services judiciaires n'a guère de temps à consacrer au contrôle de ces tribunaux, dont les juges ne bénéficient d'aucune formation particulière. Sur ce plan, il déplore que "l'Etat ait délégué à une justice presque entièrement non professionnelle, sans contrôle suffisant et sans formation obligatoire, un pan aussi important de l'activité judiciaire". Une telle pratique permet peut être de pallier le nombre insuffisant de magistrats, mais au détriment de la qualité de la justice. Sur ce point, le GRECO se félicite qu'un groupe de travail ait été mis en place en mars 2013, en vue d'une éventuelle réforme des tribunaux de commerce.

Les conseils de prud'hommes ne sont pas mieux traités par le GRECO. Chargées des litiges liés au contrat de travail, ces juridictions sont composées paritairement de deux représentants élus du milieu des employeurs et de deux représentants élus du milieu des salariés. On considère souvent que ces juges sont plus souvent préoccupés de défendre les intérêts catégoriels de leurs électeurs que de rendre la justice. Ils se caractérisent aussi par un manque de professionnalisme, lié à l'absence de formation et au manque de temps pour en acquérir une. Cette situation laisse la porte ouverte à des conflits d'intérêts et à un défaut d'impartialité. Le GRECO relate ainsi le cas d'un avocat plaidant une affaire, devant sa secrétaire récemment élue juge au Conseil de Prud'hommes..

Le GRECO ne dit pas qu'il faut supprimer les juges non professionnels des conseils de prud'hommes et des tribunaux de commerce. Il se borne à appeler de ses voeux une "réforme rapide" impliquant la nomination d'un juge professionnel pour présider ces juridictions et imposant une formation obligatoire aux juges non professionnels.

Le rapport du GRECO a le mérite d'offrir un regard extérieur sur un système français qui a toujours des difficultés à se remettre en question. Certes, on déplorera l'absence d'étude de la corruption au sein du pouvoir exécutif, et un certaine volonté de s'en tenir aux textes dans l'analyse de l'autorité judiciaire. Il n'empêche que ce rapport devrait encourager le gouvernement actuel à aller plus loin dans les réformes anti-corruption.




1 commentaire:

  1. Très bon article, clair et concis qui pose une question essentielle: à quand une étude de la corruption au sein du pouvoir exécutif?

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