« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 31 juillet 2014

Dissolution des ligues armées : le Conseil d'Etat donne le mode d'emploi

L'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 30 juillet 2014, Association "Envie de rêver" n'a rien à voir avec l'activité onirique. Il présente au contraire un intérêt pratique, au moment précis où la presse annonce que le gouvernement réfléchirait à une éventuelle dissolution de la Ligue de défense juive, accusée d'avoir multiplié les provocations, parfois violente lors des manifestations de solidarité avec les victimes des frappes israéliennes sur Gaza. En d'autres termes, le Conseil d'Etat donne au gouvernement des éléments précieux sur les conditions de légalité d'une mesure de dissolution.

Rappelons qu'une telle mesure ne peut intervenir que sur un fondement juridique unique, la loi du 10 janvier 1936 relative aux groupes de combat et aux milices privées, aujourd'hui codifiée dans l'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure (csi). Le Conseil d'Etat précise cependant qu'elle s'applique de manière différenciée selon la nature du groupement et les motifs invoqués.

Les groupements concernés


On se souvient qu'après le décès du jeune Clément Méric lors d'une rixe avec des militants de la droite extrême, un décret du 12 juillet 2013 prononçait la dissolution de trois mouvements impliqués dans l'agression. Deux sont des groupements de fait, "Troisième voie" et "Jeunesses nationalistes révolutionnaires" (JNR). Le troisième, "Envie de rêver" est une association qui abrite le local occupé par les deux précédents. D'une manière générale, les trois mouvements sont proches les uns des autres, et le Premier ministre estime impossible de les considérer de manière différenciée.

C'est pourtant ce que va faire le Conseil d'Etat, confirmant la dissolution des deux groupements de fait mais annulant celle de l'association.

Une protection particulière des associations


La nature juridique du groupement n'est pas sans importance dans la procédure du dissolution. En effet, les associations régulièrement constituées bénéficient d'une protection particulière, car elles expriment l'exercice d'une liberté publique. Les groupements de fait, quant à eux, ne peuvent invoquer une protection identique.

Le Conseil d'Etat rappelle que la liberté d'association est un principe fondamental reconnu par les lois de la République depuis la célèbre décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 et qu'elle a, en conséquence, une valeur constitutionnelle. Il appartient donc au gouvernement, lorsqu'il envisage la dissolution d'une association, d'"opérer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l'ordre public sans lequel l'exercice des libertés ne saurait être assuré."

Une association ne peut donc être dissoute que si cette mesure est indispensable à l'ordre public. Le gouvernement doit  mettre en lumière la gravité des troubles à l'ordre public directement causés par l'association. En l'espèce, "Envie de rêver", affirme le gouvernement, avait "pour seule activité réelle de permettre la tenue de réunions" des deux autres groupements dissous. Aux yeux de l'Exécutif, cette absence d'activité autonome montre que "Envie de rêver" se confond avec ces groupements dont elle est l'instrument logistique.

Certes, l'association "Envie de rêver" offrait un soutien à "Troisième voie" et aux "Jeunesses nationalistes révolutionnaires" (JNR), mais le Conseil d'Etat considère que cette finalité logistique ne fait pas perdre son autonomie à l'association, dont l'activité doit être appréciée indépendamment de celle des deux autres groupements. Pour le juge, le fait de fournir un local à ces derniers ne constitue pas, en soi, une atteinte à l'ordre public et il n'est pas établi que l'association ait directement participé à d'autres activités. La dissolution d'"Envie de rêver emporte donc une atteinte disproportionnée à la liberté d'association. A cette condition de fond s'ajoutent d'autres conditions, de procédure cette fois. La dissolution d'une association ne saurait en effet intervenir sans respect de la procédure contradictoire, et sans motivation de la décision.

En ce qui concerne la Ligue de défense juive, le groupement ne donne, sur son site, aucune information relative à son statut juridique. Il semble qu'il ait existé sous forme d'association jusqu'en 2003, date à laquelle ses dirigeants ont décidé son auto-dissolution. Elle n'existe donc plus que comme un groupement de fait.



Manifestation des Camelots du Roi. 1930

Les motifs de la dissolution


Dans l'arrêt du 30 juillet 2014, le Conseil d'Etat observe que "Troisième voie" et les JNR sont des groupements de fait qui n'ont jamais été constitués en association. Ils ne sont donc pas protégés au titre de la liberté d'association, ce qui ne signifie pas qu'ils puissent être dissous sans motif. En l'espèce, le juge considère qu'ils ne sont pas dissociables, dès lors qu'ils regroupent les mêmes personnes et participent aux mêmes évènements.

L'article L 212 csi dresse une liste exhaustive des motifs susceptibles de justifier une dissolution. Certains semblent aujourd'hui bien dépassés. Tel est le cas de la dissolution fondée sur le fait qu'un groupement a pour objet de "faire échec à aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine", dès lors que cette dernière n'a heureusement pas disparu. Il en est de même des groupements rassemblant des individus condamnés pour "collaboration avec l'ennemi", tout simplement parce que leurs membres de sont trop jeunes pour avoir connu la seconde guerre mondiale.

Restent deux motifs, tous deux invoqués par le gouvernement. Le premier autorise la dissolution d'un groupement ayant provoqué à la haine ou à la discrimination raciale. Le Conseil d'Etat observe cependant qu'aucun élément versé au dossier ne révèle des écrits, des déclarations ou des actions collectives de cette nature.

L'absence de ce motif n'entraine cependant pas l'illégalité de la décision de dissolution. Un second motifs est en effet invoqué qui, à lui seul, suffit à la justifier. En effet, le caractère de "groupe de combat ou de milice privée" ne fait, quant à lui, guère de doute. Les deux groupements remplissaient des fonctions de service d'ordre dans différentes manifestations de la droite extrême, service d'ordre parfois pour le moins musclé. Le Conseil d'Etat fait observer que les JNR constituaient une organisation hiérarchisée, rassemblée autour de son chef, avec comme devise : « Croire, combattre, obéir ». Ils aimaient mener des action de force et se réunir en uniforme sur la voie publique, pour y défiler en "cortèges d'aspect martial". Sans qu'il soit besoin de chercher d'autres motifs, les JNR et "Troisième Voie" sont donc considérées comme des milices privées.

Le Conseil d'Etat incite ainsi le gouvernement à s'appuyer davantage sur des données objectives, les armes détenues, l'entrainement militaire, le recours à la violence, plutôt que sur des éléments plus subjectifs liés aux opinions ou aux programmes développés par ces groupements. Nul doute que ces éléments sont précieux pour apprécier le cas de la Ligue de défense juive. Il ne fait guère de doute qu'elle ait participé à des actions violentes de nature à troubler l'ordre public. Par bien des aspects, elle ressemble beaucoup aux JNR. Il appartient désormais au gouvernement de réunir les preuves de cette violence armée, avant, éventuellement, de prononcer la dissolution.



lundi 28 juillet 2014

Autorités administratives indépendantes : une joyeuse anarchie

Le sénateur Patrice Gélard a déposé, le 11 juin 2014, un nouveau rapport relatif aux autorités administratives indépendantes (AAI), rapport demandé par la Commission des lois. Son objet est de dresser le bilan d'application des recommandations formulées dans un rapport antérieur, publié en 2006. A l'époque, l'auteur appelait à la définition d'un cadre juridique précis pour une notion au succès incontestable mais si imprécise qu'elle servait à qualifier des institutions extrêmement diverses. Huit ans plus tard, le nouveau rapport du sénateur Gélard fait état d'une situation qui ne s'est guère améliorée.

L'inflation du nombre d'AAI


Sur un plan purement quantitatif tout d'abord, l'inflation du nombre d'autorités administratives indépendantes a continué. En 2006, le premier rapport recensait trente-neuf de ces institutions, le rythme de création étant d'une AAI par an. Il dénonçait alors un "processus de développement erratique" et suggérait un effort de rationalisation.

Sur ce plan, rien n'a changé. Certes, la création du Défenseur des droits, issu de la révision constitutionnelle de 2008 et organisé par la loi organique du 29 mars 2011, s'est traduite par la fusion de cinq autorités indépendantes au sein de l'institution nouvelle (le Médiateur de la République, la Commission nationale de déontologie de la sécurité, le Défenseur des enfants, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté). En dépit de cette apparente rationalisation, le nombre des AAI n'a cessé de croître. De 2006 à 2014, onze nouvelles institutions ont été créées comme l'Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL) ou encore l'AERES, Agence d'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur, devenue Haut conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur avec la loi du 22 juillet 2013. Quant à la Commission nationale d'aménagement cinématographique, elle est née d'une scission de la Commission nationale d'aménagement commercial (CNAC) par la loi du 18 juin 2014.

Le résultat est que le rythme de création des AAI demeure de l'ordre d'une institution par an, c'est à dire absolument identique à ce qu'il était en 2006. Le rapport Gélard évoque un "développement anarchique" de cette catégorie juridique. Cette inflation serait sans conséquence si le droit positif développait une vision d'ensemble de la notion d'autorité administrative indépendante.

L'absence de cadre juridique


La révision de 2008 a intégré le Défenseur des droits dans l'article 71-1 de la Constitution, article unique d'un nouveau titre XI bis. Immédiatement, certains se sont réjouis de cette "constitutionalisation" de la notion d'autorité administrative indépendante. Mais il n'en est rien, et cette notion n'est même pas mentionnée dans l'article 71-1. Dans sa décision du 29 mars 2011, le Conseil constitutionnel rappelle que la qualification d'"autorité constitutionnelle indépendante" donnée au Défenseur des droits par la loi organique se borne à désigner une autorité administrative dont l'indépendance trouve son fondement dans la Constitution. Sur le plan de son organisation juridique, le Défenseur des droits n'est donc pas un pouvoir public constitutionnel, mais entre dans la catégorie juridique des autorités administratives indépendantes.

Sans doute, si ce n'est que cette catégorie ne donne lieu à aucune définition juridique. Le premier rapport Gélard de 2006 appelait de ses voeux le vote d'une loi définissant les conditions de création et d'organisation de ces institutions. Celui de 2014 ne peut que déplorer l'absence d'une telle initiative et donne des exemples des incohérences actuelles, tant dans la création que dans l'organisation des AAI.

Pour ce qui est de leur création, il observe ainsi que le Médiateur du livre, créé par la loi du 17 mars 2014, est qualifié d'autorité administrative indépendante dans l'amendement sénatorial qui propose sa création. En revanche, sa composition et son fonctionnement demeurent identiques à ceux de l'ancien médiateur de l'édition publique, qui avait été créé par une simple circulaire du 9 décembre 1999 et auquel il succède. Il en est de même du Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) qualifié d'AAI par la loi du 18 décembre 2013 et qui succède à une commission consultative à laquelle il ressemble étrangement.

Ces exemples montrent que l'organisation des AAI ne répond à aucune règle particulière. Certaines ont un réel statut d'indépendance et sont dotées d'un pouvoir de décision, voire d'une pouvoir de sanction. D'autres ressemblent étrangement à une commission consultative ordinaire. Le rapport Gélard de 2006 s'étonnait déjà qu'aucun texte de loi soit intervenu pour définir notamment les différents éléments garantissant l'indépendance de ces institutions. Aujourd'hui, le rapport de 2014 affirme qu'un tel texte devient une véritable urgence. 
En effet, des "règles transversales" sont intervenues, c'est à dire des dispositions législatives ou réglementaires, qui ont vocation à s'appliquer à l'ensemble des AAI. Tel est le cas, par exemple, de la loi du 11 octobre 2013 sur la transparence de la vie publique qui prévoit une incompatibilité entre le mandat parlementaire et la fonction de membre des ces autorités, sauf désignation es qualité prévue par la loi. Le même texte impose d'ailleurs aux membres des AAI de souscrire une déclaration de situation patrimoniale. 

L'accroissement du nombre de ces règles transversales conduit à une situation juridique pour le moins étrange. En effet, ces règles s'appliquent aux autorités administratives indépendantes, sans que cette dernière notion soit éclaircie et constitue une catégorie juridique réellement identifiable. 
Joan Miro. Constellations. Circa 1940

Absence de contrôle démocratique


Ces incertitudes contribuent à l'opacité d'un système qui pourtant était présenté comme l'incarnation d'une nouvelle forme de transparence administrative. Le rapport Gélard insiste sur ce point, montrant que le contrôle démocratique de ces AAI est extrêmement modeste. Il prend aujourd'hui la forme de rapports souvent annuels, mais pas toujours, remis au Premier ministre ou à un ministre. Qui en sont les lecteurs ? Certainement pas les citoyens, bien peu informés de l'activité des AAI. 

On observe surtout que le parlement n'est pas nécessairement destinataire de ces rapports, et qu'il n'exerce aucun contrôle réel de l'activité de ces AAI. En 2006, le sénateur Gélard proposait déjà de donner aux commissions parlementaires compétentes une mission générale d'évaluation de leur fonctionnement. Cette recommandation n'a pas été suivie et le rapport de 2014 ne peut que prendre acte de cet échec. S'il est vrai que le Parlement procède parfois à l'audition des responsables de ces autorités, ces auditions n'ont rien de systématique ni de régulier. Reste évidemment l'arme du contrôle budgétaire, mais une approche purement financière des institutions ne permet guère de connaître leur fonctionnement réel ni de prendre conscience de la nécessité d'éventuelles réformes. 

Des institutions en lévitation


Le rapport Gélard met ainsi le doigt sur une certaine forme de laisser-aller juridique. La notion d'autorité administrative indépendante porte en elle une certaine forme de séduction, liée à son caractère hybride. D'un côté, elle est est extérieure à l'administration car elle n'est pas intégrée dans la structure hiérarchique des services. De l'autre, elle participe à l'action administrative en assumant des missions rattachées à l'Exécutif. Institutions en quelque sorte en lévitation, les AAI d'aujourd'hui sont les premières victimes de cette ambiguité et elles sont construites sur un socle juridique peu solide. La crédibilité de leur action et leur pérennité passe désormais par la définition d'un statut juridique clair. S'il n'est certainement pas inutile que la Commission demande au sénateur Gélard un rapport tous les huit ans, il serait peut être temps que le législateur intervienne de manière plus efficace, pourquoi pas par une proposition de loi ?

vendredi 25 juillet 2014

La torture en Pologne, "c'est à dire nulle part".

Le 24 juillet 2014, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu deux arrêts Al Nashiri et Abu Zubaydah condamnant très sévèrement la Pologne pour avoir abrité sur son territoire des "sites noirs" de la CIA permettant de détenir sans aucun fondement juridique et de torturer des personnes considérées comme terroristes par les autorités américaines.

La Cour va même plus loin en estimant que les autorités polonaises sont complices de ces programmes qui concernent ceux que les juristes américains appellent pudiquement les "High Value Detainees" (HVD). En effet, la Pologne a non seulement donné son consentement à de telles pratiques mais elle les a également facilitées ("acquiescence and connivence"). En d'autres termes, la Pologne s'est comportée non pas comme un allié passif mais comme un allié actif des Etats Unis. Le seul problème est que ce pays est partie à la Convention européenne des droits de l'homme, dont elle doit respecter les dispositions, notamment celles qui interdisent les tortures et les traitement inhumains ou dégradants (art. 3).

Les deux requérants, qui obtiennent chacun une réparation équitable de 100 000 €, sont actuellement détenus à Guantanamo. Abou Zybaydah est un apatride d'origine palestinienne né en Arabie Saoudite. Il est soupçonné d'être membre d'Al Qaida et d'avoir participé à plusieurs attentats terroristes, dont ceux du 11 Septembre 2001. Al Nashiri est un Saoudien d'origine yéménité soupçonné quant à lui d'avoir participé aux attentats dirigés contre l'USS Cole en 2000 et le pétrolier français MV Limbourg en 2002. Aucun d'entre eux n'a jamais été mis en examen ni fait l'objet d'une procédure judiciaire, et tous deux ont été transférés vers un site secret situé en Pologne en décembre 2002, site sur lequel ils sont restés jusqu'en septembre 2003, et où ils ont subi interrogatoires et tortures.

La question de la preuve


La première question à laquelle était confrontée la Cour européenne des droits de l'homme est celle de la preuve des tortures dont les deux requérants affirment avoir été victimes sur le territoire polonais.

Dans un premier temps, la Cour s'assure de l'existence de "sites noirs" en Pologne et utilise tous les instruments à sa disposition : enquêtes internationales diligentées par l'ONU, le Conseil de l'Europe, mais aussi par des ONG comme  Human Rights Watch ou Amnesty International. A cela s'ajoute le rapport du Comité international de la Croix Rouge sur les traitement des "High Value Detainees", rapport fondé sur les interrogatoires de quatorze détenus, dont les deux requérants. Enfin, la Cour a entendu différents experts et s'appuie sur des documents élaborés par la CIA elle même, déclassifiés depuis 2009.

Il lui faut ensuite considérer la situation personnelle des deux requérants. Conformément à sa jurisprudence constante, la Cour utilise le système anglo-saxon selon lequel les faits doivent être établis "au-delà du doute raisonnable". Certes, la Cour ne saurait se substituer aux autorités des Etats parties à la Convention européenne qui sont seuls compétentes pour mettre en oeuvre les enquêtes indispensables. Il lui appartient en revanche, aux termes de l'article 19 de la Convention, de s'assurer  que ces Etats ont fait le nécessaire pour que les personnes qui sont sur leur territoire bénéficient des droits garantis par la Convention européenne, en l'espèce évidemment le droit de ne pas être torturé ni soumis à des traitements inhumains ou dégradants.

La Cour va donc contrôler, en quelque sorte, la manière dont l'Etat concerné coopère avec elle, par exemple lui transmet les documents pertinents pour l'appréciation des faits et des explications claires de nature à expliquer son attitude (par exemple : CEDH, GC, 18 septembre 2009 Varnava et a. c. Turquie, CEDH, 18 décembre 2012, Asiakhanova et a. c. Russie). En l'espèce, la Cour observe qu'elle ne dispose pas du témoignage direct des requérants, tous deux détenus à Guantanamo.

Marche funèbre pour l'Etat de droit en Pologne
Chopin. Sonate op. 35, n° 2, second mouvement
Arturo Benedetti Michelangelli


Manque de coopération et obstruction


Surtout, elle dénonce avec force le "manque de coopération" dont la Pologne a fait preuve sur ces questions. Dès 2006, le Secrétaire général du Conseil de l'Europe avait, sur le fondement de l'article 52 de la Convention, initié une enquête sur les "sites noirs", les Etats étant tenus de donner "toutes les explications requises sur la manière dont leur droit interne assure l'application effective de toutes les dispositions de la Convention". A l'époque, la Pologne avait opposé un "démenti formel" aux allégations selon lesquelles elle abriterait de tels sites sur son territoire. Par la suite, elle avait fait preuve d'un manque de coopération manifeste lorsque différentes enquêtes internationales s'étaient penchées sur cette question, en particulier celles menées par le sénateur suisse Dick Marty, intervenant à la demande de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Quant à l'enquête pénale engagée en 2008 par les juges polonais, elle n'a abouti à aucun résultat tangible.

La Cour prend donc note d'une attitude polonaise inacceptable pour un pays membre du Conseil de l'Europe, attitude qui se traduit par des refus de coopération réitérés non seulement avec la Cour mais aussi avec les autres institutions du Conseil de l'Europe. La Pologne a donc violé l'article 38 de la Convention européenne qui impose aux Etats de procurer à la Cour "toutes facilités nécessaires" pour l'établissement des faits.

Violation de l'article 3


De ce refus de coopération, et des éléments de preuve réunis par ailleurs, la Cour déduit que les allégations des requérants sont "suffisamment convaincantes". Elle condamne la Pologne pour violation de l'article 3 de la Convention.

Cette violation est d'abord d'ordre procédural, puisque l'enquête pénale diligentée en Pologne n'a été ni "prompte", ni "approfondie", ni "effective", trois conditions figurant déjà dans l'arrêt El Masri c. Ex- République yougoslave de Macédoine du 13 décembre 2012.

La violation de l'article 3 est également matérielle, et la Cour analyse les traitements dont les requérants ont été victimes en Pologne pour les qualifier de tortures. S'il est vrai que ces faits sont de la responsabilité de la CIA et que les autorités polonaises n'y ont pas directement participé, elles sont néanmoins coupables de n'avoir rien fait pour les empêcher. C'est donc "l'acquiescence et la connivence" qui entrainent la violation de l'article 3 par les autorités polonaises.

A cette violation de l'article 5 s'ajoutent d'autres atteintes aux droits garantis par la Convention, droit à la sûreté (art. 5), droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8), droit à un juste procès puisque la Pologne ne pouvait ignorer que les requérants étaient détenus sans aucune intervention judiciaire (art. 6). Dans le cas particulier de M. Al Nashiri, le Protocole n° 6 à la Convention est également violé, car les autorités polonaises ont permis à la CIA de déférer le requérant à une Commission militaire et l'a exposé à un risque sérieux d'être condamné à mort.

"La Pologne, c'est à dire nulle part"


Ces deux arrêts rendus par la Cour européenne se caractérisent par leur grande sévérité. Il est vrai que cette connivence avec la CIA conduit les autorités polonaises à des pratiques bien éloignées des standards européens en matière de droits de l'homme et que la Cour européenne a voulu rappeler l'existence de tels standards. Il n'en demeure pas moins que les auteurs principaux de ces atteintes aux droits de l'homme demeurent les Etats Unis, inaccessibles pour la Cour européenne des droits de l'homme. Car ce sont eux, finalement, qui ont décidé de pratiquer la torture hors du territoire américain, en Pologne, "c'est à dire nulle part", pour reprendre la formule du Père Ubu.

mercredi 23 juillet 2014

Conseils de prud'hommes : excès de langage et impartialité

La Chambre sociale de la Cour de cassation, dans une décision du 12 juin 2014, a cassé un jugement rendu par le conseil des prud'hommes de Strasbourg en février 2013 pour manquement au principe  d'impartialité.

Le requérant a bénéficié d'un détachement dans le cadre d'un accord tripartite de février 1995 entre son employeur, le syndicat URI (Union régionale interprofessionnelles) CFDT Alsace et lui-même. Quatre mois plus tard, un second accord tripartite était signé entre l'URI, le syndicat CFDT métaux du Haut Rhin et le salarié, le désignant comme permanent à mi-temps pour exercer les fonctions de responsable de la section juridique de la CFDT.  Par la suite, en 2007, l'entreprise a dénoncé la procédure de détachement et a conclu avec le salarié un nouveau contrat de travail à temps partiel.

Le contentieux ne porte pas sur les relations entre le salarié et l'entreprise privée, mais sur celles qu'il entretient avec le syndicat URI-CFDT. Se plaignant d'une dégradation de ses conditions de travail, et notamment de la suppression de la "cellule de formation syndicale" qu'il était chargé d'animer, il demande la résiliation de son contrat de travail et un certain nombre de mesures d'indemnisation financières. 

Des excès de langage


Le conseil des prud'hommes de Strasbourg lui donne satisfaction, mais la motivation de la décision laisse apparaître des formulations peu compatibles avec le ton généralement réservé des décisions de justice. Le requérant est présenté comme "un militant qui se retrouve sur la sellette, alors qu'il n'avait jamais démérité", ajoutant que "l'estocade finale de l'URI a eu lieu en 2009, lorsque cette dernière a supprimé la cellule de formation syndicale, avec comme dans une arène, la mise à mort irrémédiablement de M. X..., qui n'était plus que l'ombre de lui-même". Le salarié est ensuite comparé à "David contre Goliath", au "pot de terre contre le pot de fer", alors que le syndicat est présenté comme un "rouleau compresseur".

Cette forme de lyrisme jurisprudentiel pourrait faire sourire, s'il ne témoignait d'une certaine animosité à l'égard du syndicat défendeur. La Chambre sociale considère donc que "ces termes sont incompatibles avec l'exigence d'impartialité" et elle casse en conséquence la décision. Certes, cette jurisprudence n'est pas nouvelle, et Eric Rocheblave, sur son blog, cite quelques précédents dans lesquels différentes juridictions ont également utilisé un vocabulaire fleuri. On songe ainsi à la décision de la Chambre sociale du 21 octobre 2008 qui sanctionne un arrêt de la Cour d'appel d'Angers qui considérait "qu’en formant appel, sans motifs sérieux, d’une décision qui ne pouvait qu’être confirmée, Dominique X…, (...) conteste l’incontestable, accumule les contrevérités", alors qu'il "exerçait déjà, avant son licenciement, une activité de sous-traitant organisateur de méchoui". 

S'il est vrai que ces excès de langage ne sont pas propres aux Conseils de prud'hommes, ils montrent tout de même que ces juridictions ne sont guère conformes au principe d'impartialité, tel qu'il est désormais défini par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. La violation de l'impartialité peut ainsi résulter de deux types de manquements bien distincts, d'une part ceux laissant apparaître la subjectivité du juge, d'autre part ceux résultant de l'organisation même de la juridiction.


Maximilien Luce. La bataille syndicaliste. Couverture du journal. 1911

L'impartialité subjective


La décision du 12 juin 2014 sanctionne un manquement à l'impartialité subjective. Il est apprécié en pénétrant dans la psychologie du juge, à rechercher s'il désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Dans ce cas, l'impartialité est présumée, jusqu'à preuve du contraire (CEDH, 1er octobre 1982, Piersack c. Belgique). La Cour européenne se montre très rigoureuse à cet égard et ne constate la violation du principe d'impartialité que lorsque la preuve est flagrante. Tel est le cas, dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,  pour un jury de Cour d'assises jugeant un Français d'origine algérienne, dont l'un des jurés a tenu, hors de la salle d'audience mais devant la presse, des propos racistes. En l'espèce, l'animosité à l'égard du syndicat employant le requérant est évidente et apparaît clairement dans la motivation de la décision. 

L'impartialité objective


Il est vrai que la décision de juin 2014 porte exclusivement sur l'impartialité subjective, en l'espèce suffisante pour casser le jugement du Conseil de prud'homme. Ces excès de langage révèlent pourtant autre chose, et cette fois c'est l'organisation même de ces juridictions qui est en cause. Pour la Cour européenne, un tribunal, quel qu'il soit, doit apparaître impartial, et inspirer la confiance. Sur ce point, la Cour européenne a développé une jurisprudence qui interdit l'exercice de différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même affaire (par exemple : CEDH, 22 avril 2010 Chesne c. France). La Cour de cassation reprend exactement le même principe dans une décision de la Chambre criminelle du 8 avril 2009. Elle y rappelle l'importance de l'impartialité fonctionnelle, qui interdit notamment à un magistrat de connaître d'une affaire pénale, alors qu'il avait déjà eu à juger de son volet civil. Dans ce cas, ce n'est pas le juge qui est en cause, mais l'organisation  judiciaire qui ne satisfait pas au principe d'impartialité. 

Dans le cas particulier des conseils de prud'hommes, l'impartialité objective est loin d'être satisfaisante. Dans son rapport publié en janvier 2014, et qui a pour objet de faire un véritable audit du système judiciaire français, le Groupe d'Etats contre la corruption (GRECO), rattaché au Conseil de l'Europe, se montre particulièrement sévère à l'égard de ces juridictions composées paritairement de représentants élus du milieu des employeurs et  du milieu des salariés. Pour le GRECO, ces juges sont plus souvent préoccupés de défendre les intérêts catégoriels de leurs électeurs que de rendre la justice. Ils se caractérisent aussi par un manque de professionnalisme, lié à l'absence de formation et au manque de temps pour en acquérir une. Cette situation laisse la porte ouverte à des conflits d'intérêts et à un défaut d'impartialité. Le GRECO cite ainsi le cas d'un avocat plaidant une affaire, devant sa secrétaire récemment élue juge au Conseil de Prud'hommes.

Comme les tribunaux de commerce, les conseils de prud'hommes se présentent comme des émanations de la société civile. Leur composition est censée trouver un équilibre entre les intérêts des employeurs et ceux des salariés. Ils ne sont donc pas composés de "magistrats" au sens de l'article 64 de la Constitution, d'autant que les juges exercent leurs fonctions à temps partiel et pour une durée déterminée. Ce principe a d'ailleurs été confirmé par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 28 décembre 2006. Le caractère dérogatoire de ces juridictions est-il toujours un avantage pour le requérant ? On peut en douter désormais, dès lors que le droit positif est de plus en plus complexe et que les tensions dans les relations sociales se retrouvent dans ces juridictions. Peut-être faut-il désormais songer sérieusement à une réforme des conseils de prud'hommes pour susciter une évolution salutaire et allant dans le sens d'une professionnalisation de nature à renforcer leur crédibilité ?



dimanche 20 juillet 2014

L'interdiction de la manifestation de soutien aux victimes palestiniennes : ordre public ou ordre moral ?

L'ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Paris le 19 juillet 2014 confirme la décision du préfet de police de Paris interdisant de manifester en soutien des victimes civiles palestiniennes de l'intervention israélienne à Gaza. Plusieurs groupements, parmi lesquels le Nouveau parti anticapitaliste, le parti des Indigènes de la République et l'Union française juive pour la paix avaient en effet saisi le juge d'une demande de référé-liberté (art. 521-2 cja). Ils demandaient la suspension de cette décision considérée comme une atteinte à une liberté fondamentale, la liberté de manifester.

Une liberté fondamentale


Le juge ne peut pas refuser de considérer la liberté de manifester comme une liberté fondamentale, au sens de l'article 521-1 cja. Pour le Conseil constitutionnel, la liberté de manifester se rattache au "droit d'expression collective des idées et des opinions" (décision du 18 janvier 1995). Pour la Cour européenne, elle est plutôt liée à la "liberté de réunion pacifique" garantie par l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme. La liberté de manifester est donc rattachée, tantôt à la liberté d'expression, tantôt à la liberté de réunion, deux libertés aussi "fondamentales" l'une que l'autre.

Le régime juridique des manifestations relève du décret-loi du 23 octobre 1935. Il prévoit une déclaration auprès du préfet de police par les organisateurs entre trois et quinze jours avant la date prévue. Elle doit mentionner l'objet, le lieu et l'itinéraire de la manifestation. Ce régime de déclaration préalable a pour objet de permettre l'exercice de la liberté de manifester et de garantir qu'elle s'exercera dans le respect de l'ordre public. En effet, les informations données au préfet de police permettent l'ouverture d'une négociation très concrète sur la date, et le lieu du rassemblement, l'itinéraire du cortège etc.. Nul n'a oublié par exemple que des divergences avaient opposé les responsables de la Manif' pour tous au préfet de police de Paris. Les premiers voulaient manifester aux Champs Elysées, le second estimait qu'il était impossible de maintenir l'ordre public sur cette avenue très commerçante et remplie de touristes. A l'époque, la négociation avait permis de maintenir la manifestation, en interdisant seulement l'accès aux Champs Elysées.

En l'espèce, les groupements requérants affirment qu'aucune négociation n'a été engagée. Le préfet de police ne le nie d'ailleurs pas, reconnaissant qu'il "s'est résolu à interdire" la manifestation, après qu'un premier rassemblement, le 13 juillet, ait suscité des violences, notamment autour de lieux de cultes. C'était il y a cinq jours, et la préfecture affirmait alors que ces heurts étaient dus à de petits groupes de jeunes gens "facilement contenus". Autrement dit, il avait alors été parfaitement possible de rétablir l'ordre public.

Manifestation du Rassemblement populaire. juillet 1935.


Une nouvelle atteinte à la jurisprudence Benjamin


La question posée au juge est donc celle de la proportionnalité de la mesure d'interdiction. L'ordonnance se réfère expressément à la célèbre jurisprudence Benjamin de 1933, celle-là même qui était en cause dans l'affaire Dieudonné. Rappelons qu'elle prévoit un contrôle maximum sur les mesures administratives portant atteinte à une liberté publique. L'interdiction générale et absolue d'exercer une liberté ne peut être prononcée que s'il n'existe aucun autre moyen de garantir l'ordre public. 

Est-ce le cas en l'espèce ? C'est ce qu'affirme le juge, se référant au "climat actuel de vive tension entre les partisans des deux causes". Il reprend purement et simplement l'argument du préfet de police estimant que le précédent des incidents suffit à justifier l'interdiction générale et absolue. La situation est donc identique à celle qui existait dans la décision Dieudonné : l'interdiction est justifiée par l'existence de troubles hypothétiques.

Si le juge avait réellement appliqué la jurisprudence Benjamin, il aurait dû s'interroger sur l'adéquation entre les moyens et les résultats, et poser la question suivante : la préfecture de police parvient-elle à prouver qu'elle n'a pas d'autres moyens d'assurer l'ordre public que d'interdire une manifestation ? N'est-elle pas en mesure de lutter contre ces "petits groupes de jeunes gens facilement continus" auxquels elle faisait allusion au soir du 13 juillet ? 

Du contrôle maximum au contrôle minimum


A dire vrai, le juge refuse de poser la question. Après l'affaire Dieudonné, c'est donc la seconde remise en cause de la jurisprudence Benjamin. On passe insensiblement du contrôle maximum au contrôle minimum. Dans ce type de contrôle qui n'existe plus guère que dans le cadre de décisions relevant du pouvoir discrétionnaire le plus absolu, le juge s'assure seulement que la décision administrative n'est pas manifestement disproportionnée par rapport aux buts poursuivis. En l'espèce, le juge des référés, se borne à énoncer que "le préfet de police n'a pas portée une atteinte grave et manifestement illégale" à la liberté de manifester. L'emploi de l'adverbe "manifestement" sonne comme un acte manqué. Nous sommes dans un contrôle qui se proclame maximum et qui se révèle minimum. 

Le juge s'interdit de pénétrer profondément dans les motifs de la décision administrative laissant finalement au préfet de police toute latitude pour interdire l'exercice des libertés. Dans ces conditions, peut-on être certain qu'il s'agit effectivement de protéger l'ordre public ? A moins qu'il ne s'agisse de protéger un certain ordre moral ?

Quoi qu'il en soi, si l'on considère que toute l'histoire du contrôle des actes de l'administration est d'abord l'histoire de l'approfondissement du contrôle des motifs, on mesure la régression que représente ce retour à un contrôle minimum. 

Le juge administratif, ou le pompier pyromane


Reste à s'interroger sur les conséquences de la décision. Dans les villes où les manifestations ont été autorisées, elles se sont passées dans le calme, comme à Lille, à Bordeaux ou à Marseille. En revanche, la décision du tribunal administratif a finalement conduit à des violences entre manifestants bravant l'interdiction et forces de police ayant mission de la faire respecter. On se souvient que, tout récemment, dans son intervention du 14 juillet 2014, le Président de la République a affirmé sa volonté de ne pas importer le conflit israélien-palestinien sur notre territoire. Un vrai succès.


mardi 15 juillet 2014

Le mariage, une liberté fondamentale

Dans une ordonnance de référé du 9 juillet 2014, le Conseil d'Etat ordonne la délivrance d'un visa d'entrée en France à un ressortissant sénégalais, M. A., afin de lui permettre de venir se marier dans notre pays, avec un Français. A l'appui de sa décision, le juge invoque "la liberté de se marier, laquelle est une liberté fondamentale".

Par cette décision, le juge tire les conséquences juridiques de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. En l'espèce, les deux membres du couples habitent Casablanca, au Maroc, l'un est français et l'autre sénégalais. Dès lors que le mariage est interdit aux homosexuels à la fois au Maroc et au Sénégal, ils ne peuvent donc être unis qu'en France, patrie de l'un des conjoints. L'article 171-9 du code civil prévoit d'ailleurs cette situation : lorsque deux personnes du même sexe, dont l'un au moins a la nationalité française, ont leur domicile ou leur résidence dans un pays qui ne reconnaît pas le mariage entre personnes de même sexe, le mariage est célébré en France, dans la commune de naissance ou de dernière résidence de l'un des époux, ou encore dans celle où l'un de ses parents a son domicile.

Condition d'urgence


M. A.  s'est pourtant vu opposer un refus de visa par le consul de France à Casablanca, refus notifié le 16 juin 2014. Sa demande de référé demandant d'ordonner la délivrance d'un visa a ensuite été rejetée par le tribunal administratif de Nantes le 24 juin. Le Conseil d'Etat, quant à lui, a été saisi le 26 juin, et il statue le 9 juillet, soit trois jours avant la date du mariage, prévu le 12 juillet. La brièveté de ce délai permet au Conseil de considérer que la condition d'urgence imposée par l'article L 521-1 du code de la justice administrative (cja) est remplie. 

Il ne suffit cependant pas que l'urgence soit évidente pour que le requérant obtienne satisfaction. Encore faut-il que le refus opposé par les autorités consulaires porte une atteinte "grave et manifestement illégale" à "la sauvegarde d'une liberté fondamentale". (art. L 521-1 cja).

La liberté du mariage


Les commentateurs de cette décision, à commencer par le Conseil d'Etat lui-même, ont salué cette décision comme la reconnaissance de la liberté du mariage comme liberté fondamentale.

Observons que la formulation employée par l'article L 5é1-1 cja n'est pas extrêmement précise. Comment définit-on une liberté "fondamentale" ? Le droit reconnaît-il des libertés "fondamentales" et d'autres qui sont moins "fondamentales" ? Doit-on en déduire l'existence d'une hiérarchie entre les libertés ?

A dire vrai, le législateur ne semble pas s'être posé ces questions, et l'adjectif "fondamental" s'applique à l'ensemble des libertés reconnues par le droit positif, qu'elles aient un fondement juridique constitutionnel, conventionnel ou législatif. Autrement dit, il s'agit des libertés publiques au sens où l'entendait Georges Morange, terme aujourd'hui très démodé mais qui avait le mérite d'avoir un contenu juridique clair.

Quoi qu'il en soit, le Conseil d'Etat reconnaît comme fondamentale la liberté du mariage. L'audace de cette jurisprudence reste modeste. Rappelons en effet que, dès sa décision du 13 août 1993, le Conseil constitutionnel a présenté la liberté du mariage comme "l'une des composantes de la liberté individuelle". Dix ans plus tard, dans sa décision du 20 novembre 2003, il précise que la liberté du mariage se rattache également à la "liberté personnelle", découlant des articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, formule reprise exactement dans les mêmes termes par la décision du 17 mai 2013 relative à la loi sur le mariage pour tous. De même, la liberté du mariage figure dans l'article 12 de la Convention européenne des droits de l'homme. Certes, il mentionne que "l'homme et la femme" ont le droit de se marier, mais la Cour européenne laisse aux Etats toute latitude pour ouvrir le mariage aux couples homosexuels (CEDH, 24 juin 2010, Schalk et Kopf c. Autriche).

Dans son ordonnance du 9 juillet, le Conseil d'Etat se situe ainsi dans la droite ligne des jurisprudences de la Cour européenne et du Conseil constitutionnel.

Le contrôle du juge


Cette affirmation de la liberté du mariage s'accompagne cependant de certaines précautions, et le Conseil d'Etat n'entend pas considérer cette liberté comme absolue. C'est ainsi qu'il se penche sur les motifs invoqués par les autorités consulaires pour refuser le visa de M. A. Il est vrai qu'ils semblent plutôt disparates et peu convaincants.
Garry Trudeau. Doonesbury

Est d'abord invoqué le fait que M. A. ait fait l'objet d'une obligation de quitter le territoire... en 2007. L'argument semble étrange, ne serait-ce que parce qu'une personne dans cette situation peut parfaitement revenir sur le territoire français, dans des conditions régulières cette fois. Les autres motifs sont encore plus fantaisistes et les autorités consulaires n'hésitent pas à invoquer la différence d'âge entre les deux époux à l'appui du refus de visa, différence réelle puisqu'elle est de trente-cinq ans, mais que l'administration ne saurait prendre en considération pour refuser un visa. Enfin, le Conseil d'Etat fait observer que M. A. est en possession de son billet de retour pour le Maroc, voyage prévu quelques jours après le mariage, et qu'il est donc bien peu probable qu'il reste en France, d'autant que les deux époux résident ensemble depuis quatre ans à Casablanca.

Si les motifs du refus de visa sont en l'espèce relativement peu fondés, le juge les contrôle néanmoins. Dans d'autres hypothèses, il n'est donc pas impossible que le refus de visa puisse être justifié, par exemple si le ressortissant étranger a fait l'objet d'une expulsion et s'est vu interdire définitivement de revenir sur le territoire. Dans ce cas, il appartiendra au juge de rechercher l'équilibre entre la liberté du mariage d'un côté et les nécessités de la sécurité publique de l'autre.

Pour le moment, le juge des référés rend une décision qui tire les conséquences juridiques de la loi du 13 mai 2013 ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. Le principe général est que l'ordre public d'un Etat tiers qui refuse l'union homosexuelle ne doit pas entraver le droit au mariage des ressortissants français. Une nouvelle fois, il s'agit donc d'assurer l'égalité devant le mariage, et d'appliquer avec sérénité une loi qui fait déjà partie de notre système juridique.


vendredi 11 juillet 2014

L'interdiction de quitter le territoire : des questions sans réponses

Le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme a été déposé devant l'Assemblée nationale le 8 juillet par le ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve, au nom du gouvernement. Ce texte est le quatorzième intervenant en matière de lutte contre le terrorisme, dernier élément d'un ensemble législatif initié par la loi du 9 septembre 1986. L'accumulation législative dans ce domaine conduit ainsi à faire du terrorisme, non plus l'objet de dispositifs destinés à gérer des situations exceptionnelles, mais un élément contextuel qui irrigue l'ensemble de notre système juridique.

Le débat parlementaire ne fait que commencer, mais celui qui se déroule devant l'opinion est déjà largement engagé. Le texte comporte de nombreuses dispositions susceptibles de donner lieu à discussion, en particulier celle qui sanctionne "l'entreprise terroriste individuelle", conséquence directe de l'affaire Mérah ou encore celle qui autorise le blocage des sites internet visant "à provoquer directement à des actes de terrorisme ou à faire l'apologie de ces actes". Pour le moment cependant, la question la plus controversée est le nouveau dispositif d'interdiction de quitter le territoire.

Une procédure administrative


Il s'agit d'une procédure purement administrative qui permet d'empêcher une personne, voire une famille entière, de quitter le pays lorsqu'il "existe des raisons sérieuses" de croire que ce déplacement a pour objet la participation à des activités terroristes ou à des crimes de guerre ou contre l'humanité. Il en est de même si l'intéressé a le projet de se rendre sur un théâtre d'opérations de groupements terroristes, dans des conditions telles qu'il risque de porter atteinte à la sécurité publique après son retour sur le territoire français.

La situation réelle : les départs vers la Syrie


Son objet est "d'éviter à des Français dont les déplacements hors du territoire national seraient mis à profit pour acquérir une compétence de lutte armée ou pour se radicaliser davantage de devenir, à leur retour, un danger pour la sécurité nationale". Concrètement, le législateur veut donner à l'Exécutif les moyens juridiques d'empêcher des individus de se rendre en Syrie pour combattre au sein de groupes armés de l'islamisme radical. On observe d'ailleurs que le texte ne fait aucune distinction entre les adultes qui se rendent en Syrie de leur plein gré, et les enfants qui sont envoyés malgré eux dans un pays en guerre et au profit desquels une mesure de protection de l'Etat peut sembler parfaitement justifiée.

Dans son principe, l'interdiction de quitter le territoire a quelque chose de surprenant. Pendant de longues années, certains ministres ont affirmé que la menace terroriste venait de l'extérieur, l'idée générale étant que les terroristes se cachaient dans des flux d'immigrants et venaient ainsi opérer dans les pays industrialisés. La politique choisie était alors de limiter et de contrôler l'entrée sur le territoire. Aujourd'hui, il s'agit au contraire d'interdire la sortie, principe que l'on peut discuter au nom des libertés publiques, mais qui repose néanmoins sur l'analyse du terrorisme islamiste actuel. D'une part, il est le fait de personnes souvent nées sur le territoire du pays où elles agissent, ou qui s'y sont intégrées depuis de fort nombreuses années. D'autre part, il bénéficie de véritables sanctuaires, comme en Syrie, où ils peuvent développer des actions de formation et d'endoctrinement. Les militants des pays occidentaux se rendent donc dans ces sanctuaires considérés comme des lieux de formation.

Selon les chiffres du ministère de l'intérieur, au 31 mai 2014, on dénombrait 320 individus Français ou résidant en France qui combattent en Syrie, 140 environ en transit pour rejoindre ce pays, et 180 qui, toujours sur le territoire français, manifestaient des velléités de départ. A le même date, les combats en Syrie et en Iraq avaient déjà fait une trentaine de morts français. 

Il est vrai que le simple retrait de passeport ne peut guère être utilisé dans une telle situation. Dans la situation actuelle du droit, il n'est pas indispensable de disposer d'un passeport pour se rendre en Turquie, ce pays accueillant sur son territoire les ressortissants français sur simplement présentation de leur carte nationale d'identité. Les déplacements au sein de l'espace Schengen sont, quant à eux, incontrôlables, dès lors que son principe même est l'absence de contrôle aux frontières.

La procédure envisagée dans le projet est-elle pour autant totalement satisfaisante ? Pour le moment, avant tout débat parlementaire, on peut considérer qu'elle pose bon nombre de problèmes juridiques.



Le Caravage. La conversion de Saint Paul sur les chemins de Damas. 1604



Une atteinte à la liberté d'aller et venir


Le ministre de l'intérieur reconnaît que l'interdiction de quitter le territoire emporte une atteinte à la liberté d'aller et venir. Depuis sa décision du 2 mars 2004, le Conseil constitutionnel la rattache clairement aux articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et qu'elle figure "au nombre des libertés constitutionnellement garanties". Au regard de son contenu, le Conseil avait affirmé, dès sa décision du 13 août 1993, que la liberté d'aller et venir "n'est pas limitée au territoire national mais comporte également le droit de le quitter". 

De son côté, l'article 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme énonce, "toute personne est libre de quitter n'importe quel pays, y compris le sien". Dans sa décision Baumann c. France du 22 mai 2001, la Cour en a déduit que le droit de quitter le territoire implique celui de se rendre dans le pays de son choix.

Face à des jurisprudences aussi solidement établies, l'interdiction de quitter le territoire mise en place par le projet Cazeneuve apparaît beaucoup moins solide. Est-il réellement en mesure de passer les obstacles que sont le Conseil constitutionnel et la Cour européenne ?

Le Conseil constitutionnel


Aux yeux du Conseil constitutionnel, le législateur peut porter atteinte à une liberté constitutionnellement garantie, à la condition que cette atteinte soit justifiée par les nécessités de l'ordre public. C'est cette conciliation que le juge constitutionnel va donc apprécier s'il est saisi de la loi, ce qui est très probable. 

Pour le gouvernement, cette conciliation est assurée. Dans l'étude d'impact accompagnant le texte, diverses décisions de jurisprudence sont citées à l'appui de la constitutionnalité de cette disposition, allant de la remise du passeport aux autorités de police, à l'assignation à résidence des étrangers en passant par l'obligation de pointage pour les supporters interdits de stade. Il est vrai qu'à chaque fois, le Conseil constitutionnel estime que l'atteinte à la liberté d'aller et venir n'est pas disproportionnée par rapport à la menace pour l'ordre public. 

Le problème est que le Conseil ne s'est prononcé que sur des mesures motivées par la nécessité de mettre en oeuvre une décision antérieure. Ainsi, on assigne à résidence un étranger pour s'assurer de sa présence lorsqu'une mesure d'éloignement est décidée, on décide du retrait d'un passeport lorsque son porteur est condamné par un juge pénal etc.. En l'espèce, la personne à laquelle on interdit de quitter le territoire n'a fait l'objet d'aucune décision préalable. Aucun juge n'est intervenu à son sujet et la mesure administrative repose sur des faits encore hypothétiques. Car si l'intéressé est soupçonné de vouloir se rendre en Syrie, force est de constater qu'il n'y est pas encore et qu'il n'a donc commis aucune infraction au moment où la décision est prise. 

La mesure sera-t-elle considérées comme proportionnée à la menace pour l'ordre public ? Ce n'est pas impossible, mais ce n'est pas non plus certain. 

La Cour européenne des droits de l'homme


Le gouvernement rappelle qu'une ingérence dans la liberté de circulation peut être jugée conforme à la Convention européenne des droits de l'homme si elle répond à trois conditions cumulatives. D'une part, elle doit être prévue par la loi, et précisément le parlement est occupé à débattre de ce futur texte. D'autre part, l'ingérence doit poursuivre un but légitime. Pour le gouvernement, il n'est guère de but plus légitime que la lutte contre le terrorisme. Enfin, troisième et dernier critère, l'ingérence dans la liberté d'aller et venir doit être proportionnée aux buts poursuivis. En matière d'interdiction de quitter le territoire, le gouvernement cite une décision Bartik c. Russie du 21 décembre 2006, dans laquelle la Cour admet la conventionnalité d'un retrait de passeport d'un ressortissant russe en raison de sa connaissance de "secrets d'Etat". 

Là encore, l'argumentaire est bien fragile. L'essentiel de la jurisprudence, et elle est fort nombreuse, porte sur des retraits de passeports intervenant dans le contexte d'une procédure pénale, ce qui signifie l'intervention préalable du juge pénal. Considérée sous cet angle, la décision Bartik, qui autorise un retrait de passeport pour des motifs de sécurité nationale, apparaît bien isolée. La Cour considérera-t-elle que le départ en Syrie s'analyse comme un motif de sécurité nationale ? Là encore, c'est possible, mais ce n'est pas certain, d'autant que la connaissance de secrets d'Etat par le requérant n'était pas contestée dans l'affaire Bartik, alors que le menace pour l'ordre public que constitue le départ en Syrie est encore hypothétique au moment de la décision.

Si l'on envisage la mise en oeuvre de l'interdiction de quitter le territoire, d'autres problèmes se posent, loin d'être négligeables. Le premier est le système de fichage des voyageurs utilisant le transport aérien, tant au niveau de l'enregistrement que de la réservation. Il s'agit alors de repérer les personnes qui doivent se voir interdire de quitter le territoire pour mettre en application la décision. Le second est l'absence de procédure contradictoire préalable, celle-ci n'ayant lieu qu'a posteriori, dans un délai de quinze jours suivant la décision. La seule possibilité de l'intéressé est donc d'obtenir le retrait d'une décision déjà prise, s'il parvient à démontrer que le but de son voyage n'a rien à voir avec une quelconque activité terroriste. Le troisième est la compétence juridictionnelle. En principe, il pourra saisir le juge administratif d'un référé-liberté puisque c'est sa liberté de circulation qui est en cause. Mais rien ne dit que la jurisprudence ne considérera pas que l'absence d'intervention préalable d'un juge n'est pas constitutive d'une voie de fait, ce qui imposerait la compétence du juge judiciaire.

L'interdiction de quitter le territoire ne repose donc pas sur un socle juridique très stable, c'est le moins que l'on puisse dire. La rédaction de la loi se heurte à de multiples difficultés, et la plus importante d'entre elles figure entre les lignes du projet. En effet, les motifs de la décision d'interdiction de quitter le territoire sont finalement fournis par les services de renseignement, ceux là même qui sont chargés de contrôler les mouvements islamistes radicaux. Le parlement doit donc chercher à concilier l'opacité des activités de renseignements avec la transparence d'une procédure équitable. Ce n'est pas simple.

mardi 8 juillet 2014

Les drapeaux de Christian Estrosi devant le juge

"Un drapeau qu'on cache dans sa poche, ce n'est pas un drapeau, c'est un mouchoir". Christian Estrosi, le maire de Nice, n'a sans doute pas songé à cette formule d'Emile de Girardin en signant un arrêté du 30 juin 2014 "interdisant l'utilisation ostentatoire et générant un trouble à l'ordre public des drapeaux de nationalité étrangère sur les rues (...) et voies publiques situées dans l'hyper-centre de la ville de Nice".

L'initiative n'avait évidemment pas d'autre finalité que de montrer à un électorat niçois toujours tenté par les thèses du Front National que le maire de Nice, lui aussi, sait montrer de la fermeté à l'égard des supporters de football. Sont particulièrement visés, quoique non mentionnés dans l'arrêté, les supporters de l'équipe algérienne dont les débordements violents, notamment à Lyon, avaient suscité des inquiétudes. Depuis les 30 juin, les choses ont cependant évolué. D'une part, l'équipe d'Algérie comme celle de France ont été éliminées de la coupe du monde de Football. D'autre part, le tribunal administratif (TA) de Nice, saisi par différentes associations de protection des droits de l'homme, a pris, le 4 juillet 2014, une ordonnance de référé suspendant l'exécution de l'exécution de l'arrêté.

Une décision d'urgence


Il s'agit là d'une mesure d'urgence qui ne conduit pas à l'annulation de ce texte, mais seulement à sa suspension. Se fondant sur le fait que la décision au fond n'est pas intervenue, Christian Estrosi a annoncé son refus de mettre en oeuvre cette décision de justice.

Certes, compte tenu de son caractère provisoire reconnu par l'article L 511-1 cja, une décision rendue en référé, ne bénéficie pas de l'autorité de chose jugée (par exemple, CE 4 septembre 2007, ministère de la Jeunesse c. Soc. Vacances éducatives). En revanche, elle produit des effets jusqu'à ce que le juge du fond rende une décision passée en force de chose jugée, c'est à dire qui n'est plus susceptible d'autre recours qu'un pourvoi en cassation. Si elle n'a pas autorité de chose jugée, l'ordonnance de référé demeure obligatoire et elle doit être mise en oeuvre. Christian Estrosi ne peut donc refuser de suspendre l'exécution de son arrêté, pas plus d'ailleurs qu'il ne peut reprendre un autre arrêté identique (C.E. 5 novembre 2003, Association "Convention vie et nature pour une écologie radicale". En refusant d'appliquer la décision du TA, il engage donc sa responsabilité.

Observons tout de même qu'au moment où le TA se prononce, l'arrêté de Christian Estrosi n'a déjà plus beaucoup d'intérêt pratique. Les supporters algériens ne risquent plus de se manifester et ceux des autres pays encore dans la compétition ne devraient causer qu'une fort modeste agitation sur la Promenade des Anglais. On doit déduire que le TA de Nice a eu besoin de quelques jours pour statuer sur la question posée, délai très long si on le compare aux quelques heures dont a eu besoin le Conseil d'Etat dans l'affaire Dieudonné pour sortir une ordonnance de référé parfaitement rédigée et précédée de multiples visas.




Bleu Blanc Rouge. Philippe Clay. 
Paroles et musique : Jean Roger Caussimon et Léo Ferré

 

L'effet pervers de la jurisprudence Dieudonné


La comparaison avec cette décision ne s'arrête pas là, et les réactions du maire de Nice témoignent des conséquences perverses de la jurisprudence Dieudonné. En effet, Christian Estrosi annonce qu'il déposera prochainement une proposition de loi  « instaurant pour le maire la faculté de prendre toute mesure préventive dans le but de prévenir toute atteinte à l'ordre public et ce eu égard aux circonstances locales ». Comme dans l'affaire Dieudonné, l'élu veut donc établir un régime préventif, c'est à dire interdire l'exercice d'une liberté avant même que le trouble à l'ordre public se produise. Une simple hypothèse suffit donc à justifier la censure préalable, négation même du système répressif, celui sur lequel s'est construit le régime républicain. Ce dernier repose en effet sur le libre arbitre : chacun exerce sa liberté mais doit rendre compte, a posteriori et devant un juge, d'éventuels abus et comportements illicites.

Les conditions du référé


Heureusement, le TA de Nice n'a pas entendu introduire la censure préalable dans ce domaine. Pour ordonner la suspension de l'arrêté en référé, deux conditions devaient être réunies, d'une parte que "l'urgence le justifie", d'autre part que les requérantes invoquent un moyen "propre à créer (...) un doute sérieux" sur la légalité du texte (art. L 521-1 cja). 

Pour le TA, la condition d'urgence est à l'évidence remplie, dès lors que l'arrêté de Christian Estrosi est d'application immédiate et limité à la durée de la coupe du monde. Autrement dit, il prend fin le 13 juillet 2013, date très proche qui exige donc du juge une intervention aussi rapide que possible. La seule condition qui mérite d'être débattue a donc trait au "doute sérieux" qui doit exister sur la légalité du texte.

Observons que personne ne conteste que l'arrêté entraine une atteinte aux libertés. En droit français, aucune règle n'interdit en effet de brandir un drapeau étranger. Les seules règles relatives au drapeau concernent en effet l'emblème national. C'est ainsi que la loi du 18 mars 2003 crée un délit d'outrage au drapeau (art. 433-5-1 c. pén.) puni d'une amende de 7500 €. Le décret du 21 juillet 2010 sanctionne ensuite la diffusion de ce type d'outrage. Les drapeaux étrangers échappent, quant à eux, à cette réglementation. Leur utilisation dans des rassemblement n'a pas besoin, comme en droit américain, d'être rattachée à la liberté d'expression, au titre du "Symbolic Speech". Il suffit tout simplement de s'appuyer sur l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du ctioyen qui énonce que "la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui".

Le principe de non discrimination écarté par le juge


Le TA de Nice n'envisage pas du tout la décision du maire de Nice à l'aune du principe de non discrimination. Christian Estrosi s'est en effet efforcé de donner à son arrêté l'apparence de la légalité. Il n'a pas visé formellement le drapeau algérien, mais a interdit l'ensemble des emblèmes étrangers. Le caractère proprement discriminatoire d'une telle mesure est donc bien difficile à démontrer, d'autant que le drapeau français et les drapeaux étrangers sont placés dans une situation juridique différente. Le premier est protégé des outrages par le législateur, pas les seconds.

Il est surtout beaucoup plus simple de montrer que l'arrêté du maire est disproportionné. Le juge se pose donc la question de l'adéquation entre la mesure prise et l'objectif poursuivi. Pour le maire, c'est du moins ce qu'il affirme, l'objet de l'arrêté est de préserver l'ordre public. Sur ce point aussi, il s'est aussi efforcé de sauvegarder une apparence de légalité. C'est ainsi que l'arrêté ne prononce pas une interdiction générale et absolue touchant l'ensemble de la ville, mais seulement son "hyper-centre" et pour une durée limitée.

Le retour de la jurisprudence Benjamin


Certes, mais Christian Estrosi se rapproche tout de même de Pierre Dac. Ce dernier n'a t il pas déclaré : "On dit toujours : fermez la porte, il fait froid dehors. Mais une fois que l'on a fermé la porte, il fait toujours aussi froid dehors". De le même manière, l'élu niçois interdit les drapeaux étrangers pour empêcher les atteintes à l'ordre public.. L'interdiction des drapeaux empêche-t-elle de casser les vitrines du centre-ville ? Où voit-on un lien de causalité entre l'absence de drapeau et la protection de l'ordre ? D'une manière générale, le maire a d'ailleurs la possibilité de prendre des mesures pour protéger l'ordre public, que ceux qui lui portent atteinte brandissent, ou non, des drapeaux.

C'est précisément cette absurdité que sanctionne le tribunal administratif. Certes, il ne se prononce pas au fond, mais il considère néanmoins qu'il existe un "doute sérieux" sur la proportionnalité de la mesure. Il fait observer que l'ordre public peut être assuré par d'autres moyens, à la fois moins contraignants et plus efficaces. Sur ce point, le juge du TA de Nice reprend la désormais célèbre jurisprudence Benjamin de 1933, dans laquelle le Conseil d'Etat appréciait très concrètement les moyens dont dispose un élu pour garantir l'ordre sans porter atteinte à la liberté d'expression. Il ne fait guère de doute, en l'espèce, que la ville de Nice a les moyens techniques de protéger son centre contre les débordements de certains supporters, sans qu'il soit nécessaire de leur interdire le port de drapeaux.

Finalement, on devrait remercier Christian Estrosi.  Son opération de communication, car c'est bien de cela dont il s'agit, a au moins permis de réaffirmer la jurisprudence Benjamin, si malmenée dans l'affaire Dieudonné. Et sans doute de montrer aux élus que leur revendication en faveur d'un régime de censure préalable risque tout de même de se heurter à la résistance des juges. Il est vrai qu'il est plus facile de sanctionner l'arrêté d'un maire que celui d'un Premier ministre. 

vendredi 4 juillet 2014

Les archives du Président de la République sont elles sa propriété ?

Est-il utile de revenir sur l'interview enregistrée par Nicolas Sarkozy à l'issue de sa garde à vue ? La technique qui consiste à essayer de discréditer ses juges n'est pas récente et tous les spécialistes du droit ont déjà remarqué que l'ancien Président de la République a été traité conformément aux règles posées par le Code de procédure pénale. 

Un passage de son intervention, passé largement inaperçu des commentateurs, mérite cependant quelques éclaircissements, celui relatif à "ses" archives de Président de la République. Il affirme en effet : "Quant à monsieur Hollande, ses collaborateurs se sont livrés à une exploitation éhontée de mes archives, en violation de toutes les règles républicaines, qui ont été consultées sans que l’on m’en demande l’autorisation, distribuées à toute personne qui les voulait".  Pour Nicolas Sarkozy, les archives du Président de la République sont sa propriété personnelle et son successeur n'y a pas accès. 

De toute évidence, Nicolas Sarkozy ignore tout du droit des archives, pourtant réformé durant son mandat par une loi du 15 juillet 2008. Ce nouveau texte était indispensable pour plusieurs raisons. Il était d'abord indispensable d'assurer la cohérence entre la procédure d'accès aux documents administratifs établie par la loi du 17 juillet 1978 et celle d'accès aux archives précisée, quelques mois plus tard, par la loi du 3 janvier 1979. Certains documents administratifs constituent des archives publiques et les conditions d'accès pouvaient parfois être différentes, selon que le demandeur se fondait sur l'un ou l'autre texte. En 2008, il apparaissait tout aussi nécessaire de détacher la notion d'archive de toute dimension historique. Toute pièce produite ou reçue par un service est une archive potentielle, quel que soit d'ailleurs son support, papier ou numérique. Enfin, il convenait de faire évoluer la finalité même des archives qu'il ne s'agit plus de conserver mais aussi de diffuser aussi largement que possible.

Le Parrain 2. Francis Ford Coppola. 1974

Les archives publiques


Aux termes de l'article L 211-1 du code du patrimoine (cp), les archives sont "l'ensemble des documents, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l'exercice de leur activité".

Les archives publiques, au sens de l'article L 211-4 cp, "procèdent de l'activité, dans le cadre de leur mission de service public, de l'Etat, des collectivités territoriales, des établissements publics et des autres personnes morales de droit public ou des personnes de droit privé chargées d'une telle mission". Les archives de l'Elysée, celles que Nicolas Sarkozy considèrent comme sa propriété personnelle, sont donc, à l'évidence des archives publiques, dès lors qu'elles procèdent de l'activité de l'Etat. 

Certes, le Président de la République n'est pas tout à fait une administration comme une autre puisqu'il est précisément au coeur de l'exercice de la souveraineté. Cette constatation a des conséquences puisque sur les règles de communication de ses archives.

Pour le citoyen ou le chercheur, celles dont le contenu "porte atteinte au secret des délibération du Gouvernement et des autorités responsables relevant du pouvoir exécutif" ne sont accessibles qu'à l'issue d'un délai de vingt-cinq ans. Ce délai peut être allongé à cinquante ans, si la communication porte atteinte "au secret de la défense nationale, aux intérêts fondamentaux de l'Etat dans la conduite de la politique extérieure, à la sûreté de l'Etat, à la sécurité publique (...)" (art. L 213-2 cp). A l'égard du juge seul est opposable le secret garanti par la loi, c'est à dire le secret de la défense nationale. En dehors des documents couverts par ce secret bien particulier, rien n'interdit donc au juge de demander, dans le cadre d'une instruction, communication de certaines pièces des archives présidentielles.

Les secrets du Président de la République sont donc protégés, mais les pièces demeurent, en tout état de cause des archives publiques. Qui plus est, elles relèvent du droit commun des archives publiques, dès lors que le législateur n'a défini aucun régime spécial pour elle, contrairement à ce qui existe pour les archives parlementaires, le Conseil constitutionnel, le ministère de la défense, celui des affaires étrangères ou encore celui de l'économie.

La conséquence est que les archives du Président de la République, comme toutes les archives publiques, sont soumises à l'obligation de versement à l'administration des archives. Les archives des présidents de la Vè Républiques sont donc aux archives nationales, dans la série AG. Y sont notamment conservées toutes les archives du Général de Gaulle durant sa présidence, de 1959 à 1969.

Les "protocoles de versement"


La loi de 2008 apparaît comme le point d'aboutissement d'un mouvement ancien visant à lutter contre la privatisations des archives publiques, pratique avec laquelle Nicolas Sarkozy semble vouloir renouer. Le premier, Valéry Giscard d'Estaing a conclu, avec les Archives, un "protocole de versement" qui vise à concilier la nécessité de conservation de ces pièces avec la crainte que peut avoir un ancien Président de leur exploitation politique. Les conditions de conservation, de traitement et de valorisation sont donc clairement précisées, et l'ancien Président peut poser certains conditions pour la communication de telle ou telle pièce. De la même manière, dans le but évident d'assurer la continuité de l'Etat, certaines archives peuvent rester à l'Elysée jusqu'au moment où elles ne présenteront plus d'intérêt immédiat.

La loi de 2008 a donné une fondement juridique à cette pratique, qui figure désormais dans l'article 213-4 cp. Les protocoles de versement se sont généralisés et sont même élargis aux membres du gouvernement et aux collaborateurs de l'autorité signataire.

Hélas, l'entourage de Nicolas Sarkozy semble ignorer l'existence même de ces procédures. C'est ainsi que le juge Roger Le Loire, en mai 2013, a demandé, dans le cadre d'une instruction pour prise illégale d'intérêts, la communication de certaines archives papier de Claude Guéant, à l'époque où celui-ci était Secrétaire général de l'Elysée. Il a certainement été surpris de la réponse formulée par son successeur, Pierre-René Lemas : Le fonds d'archives papier de M. Claude Guéant n'a pas été reversé aux Archives nationales, et il n'en a pas été trouvé trace dans les locaux de la présidence de la République. » Autrement dit, Claude Guéant est tout simplement parti avec ses archives, estimant sans doute, comme le Président de l'époque, qu'elles étaient sa propriété personnelle. Les chercheurs de demain auront bien des difficultés pour étudier l'ère Sarkozy. Heureusement, il leur restera les archives judiciaires, qui seront certainement fort nombreuses. 

Quoi qu'il en soit, les propos de Nicolas Sarkozy révèlent son ignorance du droit positif. Mais, bien au-delà, ils témoignent d'une conception de l'Etat toute particulière. L'Etat est en quelque sorte sa propriété personnelle, comme les documents qu'il produit lorsqu'il est à son service. Un instant de vérité dans cet entretien télévisé...