« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 24 août 2014

Le choix de sa résidence est-il un droit de l'enfant ?

La voix de l'enfant est largement prise en compte par le droit. Dans sa décision du 22 juillet 2014 Rouiller c. Suisse, la Cour européenne des droits de l'homme marque cependant les limites de ce droit d'expression de l'enfant, dans le cas particulier du choix de son lieu de résidence.

Un divorce conflictuel


Les faits à l'origine du recours se résument à l'histoire d'un divorce conflictuel. La requérante, ressortissante suisse, a épousé un Français qui travaille à Bâle. Le couple s'est installé en France, tout près de la frontière suisse, et deux enfants sont nés en 1993 et en 1999. En octobre 2000, le divorce est prononcé par le tribunal de Mulhouse, et il est convenu que l'autorité parentale sera exercée en commun. Malgré l'opposition du père qui veut que ses enfants continuent leurs études dans le système scolaire français, la mère décide en 2006 de s'installer à Binningen, en Suisse, village situé à sept kilomètres du domicile paternel. S'engage alors un contentieux devant la justice suisse.

Le père demande l'application de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l'enlèvement international d'enfants. Le tribunal de district avait considéré que, compte tenu de la faible distance entre les domiciles du père et de la mère, l'attitude de la mère doit être analysée comme une violation du droit de garde, mais pas comme un enlèvement international d'enfant. Le tribunal s'appuyait également sur la volonté exprimée par l'aîné des enfants, âgé de quatorze ans à l'époque, qui avait déclaré vouloir résider en Suisse. Le tribunal cantonal, puis le tribunal fédéral, en ont cependant décidé tout autrement, estimant que l'enlèvement international d'enfant était constitué, et que le choix de l'enfant ne saurait être l'élément déterminant dans la décision concernant sa résidence. La mère a exécuté le jugement, et s'est réinstallée en France en 2008, déposant en même temps un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme.

La requérante invoque une violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, estimant que le retour de ses enfants en France emporte une atteinte à la vie privée de l'ensemble de la famille. Au moment de la décision du tribunal fédéral, ils sont installés en Suisse depuis deux ans, et y vivent une vie familiale normale.

 La Cour européenne reconnaît que la décision du tribunal fédéral a pour conséquence une ingérence dans la vie privée de la requérante et de ses enfants. Ce principe était déjà acquis depuis l'arrêt de Grande chambre du 6 juillet 2010 Neulinger et Shuruk c. Suisse. Cette ingérence est cependant appréciée par la Cour et ne peut être conforme à l'article 8 que si elle est "prévue par la loi" et "nécessaire une société démocratique".

La Convention de La Haye


Aux yeux des juges suisses, le fondement juridique de l'ingérence se trouve dans la Convention de La Haye, ratifiée par la Confédération. Son article 3 affirme que le déplacement d'un enfant est illicite lorsqu'il y a eu lieu en violation du droit de garde. Dans ce cas, les juges doivent ordonner le retour de l'enfant, et c'est exactement ce qu'a fait le tribunal fédéral.

En l'espèce, la mère semble considérer qu'elle exerce seule le droit de garde, feignant de croire qu'elle n'avait qu'à informer leur père de leur changement d'adresse. Le débat juridique porte donc sur la définition du droit de garde, dont la mère a fait une interprétation très aventurée.
En droit français, et il convient de rappeler que le divorce a été prononcé à Mulhouse, la notion de "garde" a été remplacée par celle d'"autorité parentale". Dans le cas d'espèce, le divorce prévoit une autorité parentale exercée en commun. En 2006, la Cour d'appel de Colmar a même formellement refusé à la mère l'exercice exclusif de l'autorité parentale, exercice exclusif qu'elle demandait pour pouvoir changer de domicile. Dès lors que l'autorité parentale était partagée, elle ne pouvait donc pas modifier unilatéralement le pays de résidence des enfants, sans l'accord de leur père.

La notion d'autorité parentale n'a rien d'incompatible avec le droit de garde, tel qu'il est défini par la Convention de La Haye : "le droit portant sur les soins de la personne de l'enfant, et en particulier celui de décider de son lieu de résidence". Dès lors que l'autorité parentale est exercée en commun, la "garde", au sens de la Convention, est partagée, ce qui signifie que l'autorisation du père était indispensable pour changer le pays de résidence des enfants. Il y a donc bien violation du droit de garde, au sens de l'article 3 de la Convention, et le changement de résidence s'analyse bien comme un enlèvement d'enfants. Le fait que le domicile du père soit à quelques kilomètres de celui de la mère est sans incidence sur cette qualification juridique, d'autant que la Cour fait justement remarquer que le fait de devoir poursuivre leurs études dans le système suisse est une décision lourde à laquelle le père devait nécessairement être associé.


Kramer contre Kramer. Robert Benton. 1979. Dustin Hoffman. Justin Henry

La voix de l'enfant

Reste tout de même une exception à l'obligation d'exiger le retour de l'enfant, exception prévue la Convention de La Haye qui, dans son article 13, prévoit que l'autorité judiciaire peut "refuser d'ordonner le retour de l'enfant si elle constate que celui-ci s'oppose à son retour et qu'il a atteint un âge et une maturité où il se révèle approprié de tenir compte de cette opinion". Sur ce point, la Convention de La Haye apparaît comme une anticipation de la Convention de 1989 sur les droits de l'enfant qui, dans son article 12, énonce que "les Etats parties garantissent à l'enfant qui est capable de discernement le droit d'exprimer librement son opinion sur toute question l'intéressant, les opinions de l'enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité".

Dans une décision X. c. Lettonie du 26 novembre 2013, la Cour observe que l'articulation entre le respect de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme et l'article 12 de la Convention de La Haye est assurée grâce au contrôle de la procédure suivie par les juges de fond. Ces derniers doivent effectivement avoir entendu l'enfant et avoir pris, au regard de son intervention, une décision motivée. La Cour précisait d'ailleurs, dès son arrêt Maumousseau et Washington c. France du 6 décembre 2007 que les exceptions prévues à l'article 13 de la Convention de La Haye doivent susciter une motivation circonstanciée et non stéréotypée, et qu'elles doivent faire l'objet d'une interprétation stricte. 
Au regard du droit conventionnel, la voix de l'enfant ne saurait donc être le seul déterminant de la décision de justice. Observons d'ailleurs que les deux conventions se gardent bien de fixer un âge limite au delà duquel l'enfant pourrait choisir son lieu de résidence. Il appartient donc aux juges d'apprécier quelles suites il convient de donner à l'opinion de l'enfant, compte de son âge et de sa maturité.

En l'espèce, la Cour observe que la fille aînée de la requérante a été entendue alors qu'elle avait quatorze ans et qu'il n'était donc pas nécessaire de la réentendre. Elle avait certes fait part très clairement de sa volonté de demeurer en Suisse, au motif qu'elle ne voulait pas intégrer une nouvelle école où elle ne connaîtrait personne. Il ne fait guère de doute que la Cour considère que l'argument est bien léger et ne plaide guère en faveur de la maturité de l'enfant, d'autant que les exceptions de l'article 13 doivent donner lieu à une interprétation stricte.

Les droits de l'enfant sont-ils mis en cause par cette décision ? Certainement pas, car la Cour se préoccupe au contraire du danger principal auquel les enfants sont exposés lors d'un divorce, celui de la manipulation par l'un des conjoints. Certes, la voix de l'enfant doit être écoutée, mais ses parents doivent aussi savoir qu'il ne sert à rien de l'utiliser devant les juges sans de très bonnes raisons.


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