« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 15 novembre 2014

Le "tourisme social" devant la CJUE : rien n'a changé

L'arrêt rendu par la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) le 11 novembre 2014 affirme que les citoyens de l'Union économiquement inactifs qui se rendent dans un autre Etat membre dans le seul but de bénéficier d'une aide sociale peuvent être exclus de certaines prestations. Cette décision a fait le bonheur des Eurosceptiques. Marine Le Pen s'est réjouie d'une "victoire politique", ajoutant que "l'UE se rend compte qu'elle a engendré un monstre". Le Premier ministre britannique David Cameron, habituellement prompt à critiquer la justice européenne, a cette fois salué une "décision de bon sens".

Ces réactions sont-elles fondées ? En réalité elles relèvent largement de la posture politique. L'étude de la jurisprudence et des textes applicables montre que les pays membres pouvaient déjà, bien avant cette décision, protéger leur système social de la "charge déraisonnable" constituée par ce "tourisme social".

L'arrêt est une réponse à plusieurs questions préjudicielles posées par le tribunal social de Leipzig (Allemagne) saisi par deux ressortissants roumains, Mme Elisabeta Dano et son fils Florin, contestant le refus des services sociaux de leur octroyer l'"assurance de base" ("Grundsicherung") accordée aux demandeurs d'emploi, allocation comparable à notre RSA. Il ressort du dossier que la requérante ne recherche pas un emploi. Elle n'a jamais exercé d'activité professionnelle et vit chez sa soeur. Elle perçoit néanmoins des prestations familiales (184 euros) et une avance sur pension alimentaire, prestations qui ne sont pas en cause dans le contentieux qui l'oppose aux services sociaux.  

Libre circulation et droit aux prestations sociales 


La première question porte sur le champ d'application de l'article 4 du règlement du 29 avril 2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, selon lequel les ressortissants d'un Etat membre résidant dans un autre Etat membre bénéficient des mêmes prestations que les citoyens de cet Etat. Pour la Cour, ce règlement s'applique à l'ensemble des prestations sociales, y compris les prestations non contributives comme le RSA. Rappelons qu'une prestation non contributive est accordée aux personnes ne disposant pas de ressources suffisantes pour assurer leur subsistance, alors qu'elle n'ont jamais versé de cotisations ou n'ont pas cotisé assez longtemps pour bénéficier des prestations liées à une activité salariée.

Les seconde et troisième questions, que la Cour examine ensemble, portent sur les dispositions du Traité sur le fonctionnement de l'UE (TFUE, art. 18) et sur celles de la directive directive du 29 avril 2004 relative aux droits des citoyens de l'UE et de leurs familles de circuler et de séjourner sur le territoire des Etats membres. Ces textes ont pour point commun d'affirmer un principe d'égalité de traitement lié au principe de libre circulation. Ce lien est-il automatique et absolu ? Autrement dit, la libre circulation a-t-elle pour conséquence un droit absolu aux prestations sociales accordées par le pays de résidence, toute dérogation étant alors considérée comme une discrimination ?

Droit au séjour et égalité de traitement


La Cour répond à la question en affirmant que les citoyens de l'Union ne peuvent revendiquer à l'égalité de traitement que si leur séjour respecte les conditions posées par la directive du 29 avril 2004 elle-même. Or celle-ci ne prévoit pas un droit absolu d'accès au séjour et aux prestations. Elle énonce ainsi que l'Etat d'accueil peut s'abstenir de verser toute prestation durant les trois premiers mois du séjour. C'est d'ailleurs le cas de la France qui n'en verse aucune aux ressortissants étrangers séjournant dans notre pays depuis moins de trois mois. Dans son arrêt du  21 décembre 2011 Ziolkowski et Szeja c. Land de Berlin, la CJUE rappelle que ce droit au séjour, même d'une durée inférieure à trois mois, ne doit pas devenir "une charge déraisonnable" pour le système social de l'Etat d'accueil.

Pour une durée de séjour entre trois mois et cinq ans, ce qui est le cas de Mme Dano et de son fils, le ressortissant européen obtient un titre de séjour permanent, titre qui lui ouvre un droit à l'égalité de traitement et donc aux aides sociales de son pays de résidence. Mais, là encore, il ne s'agit pas d'un droit absolu. Le bénéfice du droit au séjour est subordonné, par l'article 7 de la directive, à certaines conditions, établies pour éviter que le citoyen de l'Union et sa famille ne deviennent "une charge déraisonnable", formule expressément reprise dans l'alinéa 10 du Préambule de la directive du 29 avril 2004. De manière très simple, la directive ne pose aucune restriction pour les citoyens qui travaillent dans le pays de résidence. En revanche, elle prévoit qu'un citoyen non actif, par exemple un retraité ou un étudiant, ne peut y séjourner que s'il dispose de ressources suffisantes et d'une assurance maladie complète.

La directive conditionne ainsi le droit au séjour à l'existence de ressources suffisantes. Son objet est donc parfaitement clair : il s'agit d'empêcher que les citoyens de l'Union inactifs utilisent le système de protection sociale de l'Etat d'accueil pour assurer leurs moyens d'existence. Tel est évidemment le cas de Mme Dano qui n'a jamais eu l'intention de chercher un travail en Allemagne et ne dispose pas de ressource suffisantes pour y séjourner. La conséquence en est qu'un Etat membre peut exclure les ressortissants d'un autre Etat membre du bénéficie de certaines prestations non contributives.


La crise. Coline Serreau. 1992.

 

Le droit français conforme à la jurisprudence Dano


Reste évidemment à s'interroger sur le droit français, finalement conforme aux principes posés par la directive de 2004 et la jurisprudence Dano. Un citoyen d'un Etat membre qui séjourne dans notre pays plus de trois mois ne peut ainsi prétendre au RSA s'il est inactif, ce qui exclut en principe le "tourisme social". Dans les faits, il est vrai que le système se prête parfois à quelques abus, notamment dans l'hypothèse où l'étranger exerce d'abord une activité professionnelle, avant de s'inscrire à Pôle-Emploi. Dans ce cas, il pourra percevoir le RSA à l'issue de la période d'indemnisation. Ces pratiques existent en France, comme dans d'autres Etats, et le droit s'efforce, avec bien des difficultés, de distinguer ceux qui se livrent à un véritable détournement des aides sociales. Sur ce point, la jurisprudence Dano ne fait que confirmer un mouvement qui existait déjà. En d'autres termes, elle ne change rien au droit français.

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