« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 22 septembre 2015

QPC : premier recours devant la Cour européenne des droits de l'homme

L'arrêt Renard et autres c. France rendu le 25 août 2015 par la Cour européenne des droits de l'homme est le premier consacré à l'examen de la conformité de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité (QPC) à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Chacun des quatre requérants conteste le refus de la Cour de cassation de renvoyer au Conseil constitutionnel la QPC qu'il avait formulé devant les juges du fond. Au fond, la Cour européenne décide que ce filtre de la juridiction suprême ne viole aucune disposition de la Convention. Contrairement à ce qui a parfois été affirmé un peu rapidement, l'arrêt Renard et autres c. France ne déclare donc pas conforme à la Convention européenne l'ensemble de la procédure de QPC, mais seulement la partie qui se déroule devant la Cour de cassation. 

La QPC


Rappelons que la QPC est issue de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui introduit un nouvel article 61-1 dans la Constitution : " « Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’Etat ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé ». La loi organique du 10 décembre 2009 pose ensuite les principes d'organisation de la procédure, et un décret du 16 février 2010 précise les conditions du filtrage des requêtes par le Conseil d'Etat et la Cour de cassation.

Un double filtre


Pour éviter l'encombrement du Conseil constitutionnel par des QPC réalisées à des fins dilatoires, deux filtres successifs sont mis en place.

Le premier est celui du juge du fond, celui devant lequel se trouve le requérant au moment où il pose la QPC. Celui-ci doit alors statuer "sans délai", formule quelque peu imprécise qui n'impose en réalité qu'une obligation de célérité. En général, l'opération prend quelques heures ou quelques jours, à l'issue desquels la juridiction prend une décision motivée de transmission, ou non, de la question à la juridiction suprême, Conseil d'Etat ou Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si trois conditions sont remplies : 
  • La disposition contestée doit être applicable au litige ou constituer le fondement des poursuites ;
  • Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances ; 
  • Elle n'est pas dépourvue de caractère sérieux.

Le second filtre est celui du juge suprême, en l'espèce la Cour de cassation mais les règles sont identiques lorsqu'il s'agit du Conseil d'Etat. Une fois saisie par les juges du fond, la juridiction suprême a trois mois pour statuer, délai dont le non-respect est lourdement sanctionné, puisqu'une QPC non traitée à son issue est automatiquement renvoyée au Conseil constitutionnel. Les conditions de fond sont identiques, si ce n'est qu'elle apprécie si "la question est nouvelle" ou présente un "caractère sérieux", contrôle évidemment plus approfondi que celui du juge du fond qui se borne à vérifier que la question "n'est pas dépourvue de caractère sérieux".

Dans les trois affaires soumises à la Cour européenne, les requérants ont obtenu la transmission de leur QPC par les juges du fond à la Cour de cassation. En revanche, celle-ci a estimé que leur demande n'avait pas de caractère sérieux et ne posait aucune question nouvelle au Conseil constitutionnel. Elle a donc refusé le renvoi au Conseil constitutionnel.

Pour contester cette procédure de filtre, les requérants invoquent une double violation de la Convention, d'une part, e l'article 6 § 1 de la Convention qui garantit le droit au procès équitable et d'autre part, l'article 13 qui affirme le droit à un recours effectif devant les tribunaux. Le Conseil constitutionnel estime cependant que les garanties de l'article 13 "se trouvent absorbées" par celles de l'article 6 § 1 (CEDH 26 octobre 2012 Kudla c. Pologne). C'est donc au regard de l'article 6 § 1 que la Cour européenne examine la procédure qui lui est soumise. 

Pierre de Belay. Trois avocats. 1936


Applicabilité de l'article 6 § 1


La Cour européenne affirme, et c'est sans doute l'intérêt essentiel de sa décision, que les garanties du procès équitable doivent s'appliquer lors de l'examen préliminaire d'une QPC par les juges du fond et de cassation. Le principe n'a rien de surprenant, les QPC ayant été posé à l'occasion de litiges portant, soit sur des droits et obligations de caractère civil, soit sur une accusation pénale. 

L'épuisement des recours internes


La question plus délicate est celle de l'épuisement des recours internes, condition impérative de la saisine de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans les quatre affaires, seule la procédure de QPC est terminée, par un refus de renvoi au Conseil constitutionnel. En revanche, les contentieux à l'origine des QPC sont loin d'être achevés. Certains peuvent encore être frappés d'appel, d'autres sont encore pendants devant les juges du fond. Or, la jurisprudence de la Cour, par exemple l'arrêt Tisset c. France du 12 avril 2011, affirme toujours que le litige doit être apprécié au regard de l'ensemble d'une procédure. La QPC n'est qu'un épisode dans cette procédure et ne peut être considérée comme détachable de l'ensemble du litige.

Dans ces conditions, on peut se demander pourquoi la Cour ne se borne pas à déclarer les requêtes irrecevables parce que les voies de recours interne ne sont pas épuisées, alors qu'elle reconnaît elle-même avoir de "fort doutes" sur cette recevabilité. Elle préfère pourtant statuer au fond, "dans la mesure où les griefs sont de toute manière irrecevables". Les raisons de ce choix résident sans doute dans la volonté d'éviter de nouveaux recours fondés sur des moyens identiques, les voies de recours étant cette fois épuisées.

L'absence de droit d'accès à un tribunal


La Cour écarte dans un seul mouvement l'ensemble des moyens articulés par les requérants : substitution de l'appréciation de la Cour de cassation à celle du Conseil constitutionnel, défauts d'impartialité et de motivation des arrêts. Aux yeux de la Cour, ces moyens traduisent un unique grief. En effet, les requérants se plaignent d'une atteinte disproportionnée au droit d'accès au Conseil constitutionnel. 

Le problème est que ce droit n'existe pas. L'article 6 de la Convention ne fait pas du contrôle de constitutionnalité un élément du procès équitable. La Cour admet d'ailleurs, dans sa décision Previti c. Italie du 12 avril 2007, la conformité à la Convention européenne du système italien qui organise un contrôle de constitutionnalité dont seuls les juges du fond, et non pas le requérant, ont l'initiative. En l'espèce, la Cour fait observer que le sytème français de filtre prévoit des conditions de recevabilité rigoureuses, que les décisions de la Cour de cassation étaient motivées... Tous ces éléments lui permettent d'affirmer que le droit français n'a rien d'arbitraire et ne viole pas la Convention européenne des droits de l'homme. 

Vers de nouveaux recours


A première vue, la décision de la Cour oppose donc une fin de non-recevoir aux requérants. Sa lecture approfondie montre cependant qu'elle laisse soigneusement ouvertes plusieurs possibilités de recours. 

Tout d'abord, dès lors que l'article 6 § 1 est applicable à la procédure devant les juges du fond et juridictions suprêmes, il demeure possible qu'elle soit, dans certaines hypothèses, considérée comme arbitraire. Imaginons par exemple, une absence totale de respect des droits de la défense devant les juges du fond, ou une décision de la Cour de cassation dépourvue de motivation. L'hypothèse est loin d'être théorique, et on se souvient que les premières décisions de la Cour de cassation intervenues lors de la mise en oeuvre de la QPC étaient bien souvent très modestement motivées. 

Ensuite, il convient de rappeler que cette décision Renard et autres ne porte que sur la procédure de filtre et non pas sur celle qui se déroule devant le Conseil constitutionnel lui-même. La question de l'impartialité objective du Conseil demeure donc posée, jusqu'à un prochain recours.

Sur la procédure de QPC : Chapitre 3, section 2 § 1 du manuel de libertés publiques

1 commentaire:

  1. Bonjour, n'est-ce pas la CEDH et non le Conseil constitutionnel qui estime que les garanties de l'article 13 "se trouvent absorbées" par celles de l'article 6 § 1? Merci pour cet article par ailleurs, et pour tous les autres, extrêmement utiles pour la préparation du Grand Oral!

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