« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 28 janvier 2016

Suspension de l'état d'urgence : chronique d'un échec attendu

L'ordonnance rendue le 27 janvier 2015 par le juge des référés du Conseil d'Etat refuse de suspendre l'état d'urgence ou d'ordonner au Président de la République d'y mettre fin. La procédure d'urgence utilisée était celle du droit commun, plus précisément le référé-liberté, prévu par l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja). Il permet au juge d'ordonner, dans un délai de 48 heures, "toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle l'administration aurait porté une "atteinte grave et manifestement illégale".  Rappelons à ce propos que l'obligation d'un recours préalable devant l'autorité administrative n'existe pas dans le cadre des procédures d'urgence, et que les requérants n'avaient donc pas à saisir le Président de la République d'une demande préalable de suspension de l'état de l'état d'urgence.

Dans le cas présent, le juge administratif était mis devant une alternative audacieuse, soit prononcer lui même la suspension et mettre fin à une mesure décidée par la voie législative, c'est-à-dire par les représentants du peuple, soit donner une injonction au Président de la République lui-même élu au suffrage universel, dans un domaine où il dispose d'une très large marge d'appréciation. 

Les lecteurs l'auront compris, les chances de succès étaient parfaitement nulles. Ce serait d'ailleurs insulter les connaissances juridiques des requérants de penser qu'ils l'ignoraient. Ils étaient pourtant fort nombreux, menés par la Ligue des droits de l'homme, le syndicat CGT de la police, le syndicat de la magistratures, sans oublier diverses associations, et quatre cent cinquante universitaires dont l'intervention a été admise par le juge.

L'ordonnance de référé justifie-t-elle une analyse juridique ? On pourrait en douter, tant il est vrai que le juge se borne à reprendre une jurisprudence déjà connue et que la médiatisation d'un recours n'a pas nécessairement pour effet d'accroître son intérêt juridique. 


A la regarder de près, elle présente tout de même un intérêt dans sa rédaction même. Le juge des référés dispense en effet un cours de droit public portant à la fois sur la hiérarchie des normes (leçon 1) et sur l'étendue de son propre contrôle (leçon 2). 

Leçon 1 : Hiérarchie des normes et "loi écran"


Rappelons que la loi du 20 novembre 2015 proroge l'état d'urgence pour une durée de trois mois, c'est-à-dire jusqu'au 20 février 2016. Aux termes de son article 3, l'Exécutif peut néanmoins y mettre fin de manière anticipée avant l'expiration de ce délai, par un décret en conseil des ministres.

En saisissant le juge pour qu'il prononce directement la suspension de l'état d'urgence, les requérants lui demandent tout simplement de suspendre l'application de la loi. On pourrait s'étonner que des défenseurs des droits de l'homme sollicitent le juge des référés, un juge unique et évidemment non élu, afin de mettre en échec une norme qui est l'expression de la volonté générale. 

Quoi qu'il en soit, les requérants invoquent la violation d'un nombre impressionnant de "libertés fondamentales", violation susceptible de justifier, à leurs yeux, que le juge ordonne la suspension de l'état d'urgence. Sont ainsi invoquées, la liberté d'aller et venir, la liberté d'expression, le droit au respect de la vie privée, la liberté d'entreprendre et bien d'autres.. Toutes ont cependant pour caractéristique essentielle d'avoir valeur constitutionnelle. 

Il est ainsi demandé au juge administratif d'affirmer que l'application de la loi du 20 novembre 2015 n'est pas conforme à la Constitution, problème de hiérarchie des normes bien connu des étudiants en droit qui ont tous entendu parler de la "loi écran". Les termes de l'arrêt Arrighi du 6 novembre 1936 demeurent aujourd'hui parfaitement actuels : En l'état actuel du droit public français, le moyen (selon lequel une loi de 1934 violerait les lois constitutionnelles) n'est pas de nature à être discuté devant le Conseil d'Etat statuant au contentieux". 
 
Cette jurisprudence est toujours en vigueur, mais ses effets ont été largement atténués par la création de la question prioritaire de la constitutionnalité (QPC) par la révision de 2008. Si les requérants voulaient contester la conformité de la loi du 20 novembre 2015, il leur suffisait donc de déposer une QPC, à l'occasion de n'importe quel recours contre une mesure de mise en oeuvre de l'état d'urgence. Le juge des référés du Conseil d'Etat fait donc oeuvre de pédagogue en rappelant "qu’en dehors de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité, la conformité de ces dispositions législatives à la Constitution ne peut être mise en cause devant le juge administratif ". Les requérants se sont, en quelque sorte, trompés de juge, mais tout le monde peut se tromper.
 
Tignous. La Justice. 1994
 

Leçon 2 : Les bienfaits du contrôle minimum


Dans l'hypothèse où ils ne pourraient obtenir du juge la suspension immédiate de l'état d'urgence, les requérants lui demandent d'enjoindre au Président de la République de l'ordonner par décret. Sur le plan de la procédure, le principe est un peu plus satisfaisant, car il s'agit d'exiger la mise en oeuvre des dispositions législatives existantes, en l'occurrence l'article 3 de la loi du 20 novembre 2015. 

Observons que la décision de mettre fin à l'état d'urgence n'est pas un acte de gouvernement échappant à tout contrôle juridictionnel. Cette catégorie des actes de gouvernement s'est peu à peu réduite à une sorte de noyau dur des décisions directement attachées à la souveraineté de l'Etat, relations entre les pouvoirs publics constitutionnels, et rapports avec les Etats étrangers et les organisations internationales. Le décision de mettre fin à l'état d'urgence n'entre, à l'évidence, dans aucune de ces catégories.

L'ordonnance du 27 janvier 2016 affirme donc que la décision de refus de mettre fin à l'état d'urgence n'échappe pas au contrôle du juge administratif. Le principe n'a rien de nouveau. Dans une ordonnance du 9 décembre 2005, le juge des référés avait déjà été saisi, cette fois par seulement soixante-quatorze universitaires, d'une demande d'injonction au Président de la République, afin qu'il mette fin à l'état d'urgence mis en oeuvre à la suite des graves violences qui avaient éclaté dans certains quartiers. 
 
A l'époque, le juge avait invoqué l'absence de "caractère provisoire" de la mesure demandée, se fondant sur les dispositions de l'article L 511-1 du code de la justice administrative. Ce dernier énonce en effet que "le juge des référés statue par des mesures qui présentent un caractère provisoire. Il n'est pas saisi du principal et se prononce dans les meilleurs délais". Aujourd'hui, le juge ne peut plus s'appuyer sur ces dispositions. Sa propre jurisprudence l'autorise en effet à enjoindre à une autorité publique de prendre une "disposition qui n'a pas de caractère provisoire", lorsque aucune autre mesure provisoire n'est susceptible de faire disparaître l'atteinte à une liberté fondamentale. D'abord appliquée par le juge des référés dans une ordonnance du 30 mars 2007 Ville de Lyon, cette dérogation a été confirmée par le Conseil d'Etat statuant au fond, dans un arrêt du 31 mai 2007 Syndicat CFDT Interco). Utile jurisprudence qui permet au Conseil d'Etat de s'affranchir d'une condition posée par le code de justice administrative. 

Dans l'ordonnance du 27 janvier 2016, le Conseil d'Etat n'a finalement pas d'autre choix que de statuer au fond et d'apprécier si les conditions de l'état d'urgence sont toujours remplies, deux mois après les attentats du 13 novembre. Il ne s'engage dans ce contrôle qu'avec la plus extrême prudence, observant que le Président de la République dispose d'un "large pouvoir d'appréciation" pour faire ou non usage de la faculté que lui reconnaît la loi de mettre fin à l'état d'urgence. Autrement dit, le juge exerce un contrôle minimum, pour ne pas dire un contrôle symbolique.

En effet, le juge constate que le "péril imminent" qui justifie l'état d'urgence n'a pas disparu, réaffirmant ainsi son caractère préventif. Il observe que, depuis sa mise en oeuvre, des attentats ont eu lieu, à l'étranger comme sur le territoire national, que d'autres ont été déjoués par les services compétents. Il ajoute que la France est engagée dans des opérations militaires extérieures qui visent précisément à lutter contre des sanctuaires terroristes, situation qui ne peut qu'accroître la menace pesant sur notre pays. Certains objecteront que ces arguments sont précisément ceux développés par l'Exécutif. Mais le Conseil d'Etat dispose-t-il d'autres sources d'informations ? En quoi l'appréciation de la menace développée par la Ligue des droits de l'homme ou par un groupe d'universitaires est-elle plus fiable que celle effectuée par les services chargés de la lutte contre le terrorisme ? 

Certes, le Conseil d'Etat accepte le contrôle, mais c'est un contrôle minimaliste. La seule hypothèse d'une sanction serait celle d'une erreur manifeste d'appréciation parfaitement improbable. Imaginons un instant, ne serait-ce qu'un instant, que le Conseil d'Etat décide d'enjoindre au Président de la République de mettre fin à l'état d'urgence. Imaginons un instant, ne serait-ce qu'un instant, que le Président de la République cède à cette injonction. Imaginons un instant, ne serait-ce qu'un instant qu'un nouvel attentat intervienne le lendemain ou dans les semaines suivantes... Les conséquences seraient catastrophiques pour l'Etat de droit en général et pour le juge administratif en particulier. Le Conseil d'Etat refuse d'assumer une responsabilité aussi lourde, et on peut le comprendre.



mardi 26 janvier 2016

Droit au logement décent et sous-traitance

Dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) du 22 janvier 2016, le Conseil constitutionnel déclare conformes à la Constitution les dispositions imposant au maître d'ouvrage de se substituer à son sous-traitant dans l'hypothèse où ce dernier ne remplit pas son obligation d'offrir à ses salariés un hébergement collectif "compatible avec la dignité humaine".

Cette contrainte est issue de la loi du 10 juillet 2014 qui introduit un nouvel article L 4231-1 dans le code du travail. Elle prévoit une procédure simple : lorsque le maître d'ouvrage est informé que les salariés de son cocontractant sont soumis à des conditions d'hébergement collectif incompatibles avec la dignité humaine, il doit lui enjoindre par écrit de faire cesser sans délai cette situation.  A défaut de régularisation, il est tenu de prendre en charge lui-même cet hébergement, dans des conditions respectueuses des normes en vigueur. Cette procédure a ensuite été organisée plus précisément par le décret du 30 mars 2015

C'est à l'occasion d'un recours pour excès de pouvoir dirigé contre ce décret que la Fédération des promoteurs immobiliers a posé une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l'article L 4231-1 du code du travail, ou plus exactement son second alinéa relatif à la substitution du maître d'ouvrage au sous-traitant. Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 23 octobre 2015, a décidé le renvoi de la question, estimant qu'elle présentait un "caractère sérieux". Le Conseil constitutionnel examine successivement l'atteinte au principe de responsabilité et à l'égalité devant les charges publiques.

Le principe de responsabilité



La loi du 10 juillet 2014 introduit en effet un dispositif de responsabilité du maître d'ouvrage pour des faits commis par son sous-traitant.

Dans sa décision du 22 octobre 1982, le Conseil constitutionnel érige au niveau constitutionnel le principe énoncé à l'article 1382 du code civil, selon lequel "tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer". Pour donner valeur constitutionnelle à cette disposition d'origine législative, le Conseil la rattache à l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, aux termes duquel "la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". Par la suite, dans une décision QPC du 31 juillet 2015, il précise que ce principe a pour conséquence la faculté ouverte à chacune d'engager une action en responsabilité,  action dont le législateur peut définir les conditions.

En l'espèce, la loi du 10 juillet 2014 institue une solidarité de paiement : en cas de défaillance du sous-traitant, le maître d'ouvrage doit assumer la charge du logement décent des employés, ce qui ne lui interdit pas d'engager ultérieurement une action contre le sous-traitant pour obtenir remboursement de ces frais. Dans cette même décision du 31 juillet 2015, le Conseil constitutionnel contrôle si les conditions d'engagement de cette solidarité sont "proportionnées à son étendue et en rapport avec l'objectif poursuivi par le législateur". 
 

Le droit au logement décent


En l'espèce, l'objet des dispositions contestées est d'assurer le respect "droit au logement décent". Ce droit ne figure pas, en tant que tel, dans notre corpus constitutionnel. Tout au plus, peut-on citer le Préambule de 1946 qui affirme que "la Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement" et qui consacre en même temps le principe de dignité de la personne humaine. Dans sa décision du 19 janvier 1995, le Conseil constitutionnel a fait une interprétation très constructive de ces dispositions, en affirmant que la "possibilité de toute personne de disposer d'un logement décent est un objectif de valeur constitutionnelle". Le droit à un logement décent n'est donc pas un droit, mais un objectif justifiant une politique d'aide au logement et d'amélioration qualitative de celui-ci.
 
En l'espèce, le Conseil constitutionnel estime donc que la mesure décidée par le législateur, dans le cadre d'une politique publique visant à assurer aux salariés un logement décent n'est pas "manifestement disproportionnée" par rapport à l'objectif poursuivi.

Fernand Léger. Les ouvriers. 1951


L'égalité devant les charges publiques


Le second moyen invoqué était précisément celui invoqué par le Conseil d'Etat dans sa décision de renvoi. La Fédération requérante s'appuyait sur la décision du 20 novembre 2003  rendue à propos de la loi du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l'immigration. Ce texte impose en effet à la personne hébergeant un étranger venu séjourner en France pour une visite privée ou familiale de prendre en charge non seulement les frais de son séjour mais aussi, le cas échéant, ceux liés à son rapatriement. Le Conseil constitutionnel a alors considéré qu'une telle contrainte, ne prévoyant aucun plafonnement des frais et ne tenant pas compte de la bonne foi de l'hébergeant, portait une atteinte "caractérisée" au principe d'égalité des citoyens devant les charges publiques, garanti par l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Dans sa décision du 22 janvier 2016, le Conseil constitution estime, et c'est déjà un élément non négligeable, que le grief tiré de l'égalité devant les charges publiques est opérant. Il aurait pu, en effet, l'écarter purement et simplement, en s'appuyant sur une jurisprudence traditionnelle. Il considère ainsi, d'une manière générale, qu'une obligation légale pesant sur une personne privée, l'obligeant à engager une dépense ou à procurer un bien à un tiers, ne peut s'analyser comme une "charge publique" susceptible d'être contrôlée au regard de l'article 13 de la Déclaration de 1789.  Dans sa décision du 29 mai 2015, il en décide ainsi à propos de la loi interdisant aux sociétés distributrices d'eau d'interrompre le service en cas de non-paiement des factures.

En l'espèce, le Conseil accepte d'examiner le moyen reposant sur l'égalité des charges publiques, après avoir observé que la loi du 10 juillet 2014 et son décret d'application du 30 mars 2015 confèrent à l'administration un pouvoir d'injonction qui lui permet d'obliger le maître d'ouvrage à assumer sa responsabilité en matière de logement collectif. Une telle contrainte imposant une charge financière peut donc s'analyser comme une charge publique. 

Malheureusement pour la Fédération requérante, l'évolution jurisprudentielle s'arrête là. Après avoir admis le caractère opérant du moyen, le Conseil l'écarte sur le fond.  Compte tenu de l'objectif d'intérêt général poursuivi par une telle mesure, il estime, là encore, que la charge imposée au maître d'ouvrage n'emporte pas une "rupture caractérisée" à l'égalité devant les charges publiques.

En rejetant la QPC posée par la Fédération des promoteurs immobiliers, le Conseil constitutionnel valide une mesure législative reposant sur l'idée d'une responsabilité solidaire de l'ensemble des responsables d'un chantier. Il incite à méditer sur l'intensité des contraintes que le Parlement doit imposer pour qu'un droit figurant parmi les plus élémentaires soit respecté. En l'absence de contrainte financière, force est de constater que les employeurs de certains secteurs ont tendance à considérer leurs salariés comme une main d'oeuvre taillable et corvéable. Espérons que ces éléments seront pris en considération lors de la réforme annoncée du Code du travail.

- Sur la notion de dignité et le droit au logement : introduction du chapitre 7 dans le manuel de libertés publiques sur internet.


samedi 23 janvier 2016

Conseil d'Etat : La première suspension d'une assignation à résidence

Dans une ordonnance du 22 janvier 2016, le juge des référés du Conseil d'Etat suspend, pour la première fois, une assignation à résidence prononcée sur le fondement de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence. En soi, la décision n'a rien de surprenant, et elle apparaît comme la suite logique des deux ordonnances du 6 janvier 2015, l'une contrôlant les modalités d'organisation d'une assignation à résidence, l'autre suspendant la décision de fermeture d'un restaurant. L'ordonnance du 22 janvier 2016 franchit donc un pas important en suspendant cette fois une assignation, confirmant que le juge administratif entend exercer un contrôle effectif de la mise en oeuvre de l'état d'urgence. 

Le requérant, Halim A., a été assigné à résidence à son domicile de Vitry-sur-Seine le 15 décembre 2015, avec obligation de se présenter trois fois par jour au commissariat et de demeurer chez lui de 21 h 30 à 7 h 30. Tout déplacement en dehors de son domicile est soumis à l'obtention d'un sauf-conduit délivré par le préfet de police. La décision repose sur l'article 6 de la loi de 1955 qui énonce que l'assignation à résidence peut être prononcée dans un lieu fixé par le ministre de l'intérieur à l'égard d'une personne, dès lors "qu'il existe des raisons de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics".

Pour contester cette décision, Halim A.  utilise la procédure de référé-liberté, prévue par l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja). Elle permet au juge d'ordonner, dans un délai de 48 heures, "toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle l'administration aurait porté une "atteinte grave et manifestement illégale". La mesure  prononcée par le juge doit, en outre, être elle-même justifiée par une situation d'urgence caractérisée, notamment quand il lui apparaît indispensable de mettre fin immédiatement à une atteinte aux libertés qui ne repose sur aucun fondement solide.

Le juge des référés du tribunal administratif de Melun refuse de suspendre l'assignation à résidence et le requérant fait appel devant celui du Conseil d'Etat, qui lui donne satisfaction. 

Réouverture de l'instruction


Le Conseil d'Etat entend d'abord montrer son implication pleine et entière dans le contrôle de légalité des assignations à résidence.  On observe ainsi que le juge des référés a tenu deux audiences, les 19 et 21 janvier 2016, ce qui n'est pas fréquent dans les procédures d'urgence. Cela s'explique par le fait que l'instruction de l'affaire a été exceptionnellement rouverte, pour demander au ministre de l'intérieur la communication de photos de l'intéressé prises les services de renseignement. Elles étaient censées justifier les propos tenus sur une note blanche, selon lesquels il avait été vu "à plusieurs reprises" en train de prendre lui-même des photographies du domicile de l'un des journalistes de Charlie-Hebdo faisant l'objet d'une protection particulière. 

La jurisprudence Coulon


Le juge des référés se réfère sans doute à l'arrêt Coulon rendu par l'assemblée du Conseil le 11 mars 1955, quelques semaines avant la loi du 3 avril 1955.  A propos du secret de la défense nationale, le juge avait alors affirmé que le pouvoir du juge administratif d'ordonner la communication de certaines pièces "comporte une exception pour tous les documents dont l'autorité compétente croit devoir affirmer que leur divulgation (...) est exclue par les nécessités de la défense nationale".  Mais lorsqu'il est ainsi confronté au secret de l'Etat, le juge peut demander aux autorités compétentes de justifier leur refus de communication. Si ces justifications ne lui semblent pas convaincantes, il peut alors prendre une décision d'annulation.

Un dossier vide


En l'espèce, le juge des référés du Conseil d'Etat doit se prononcer sur une note blanche qui se borne à affirmer que Halim A. a été vu aux environs du domicile du journaliste. Il a donc demandé communication des photos prises par les services de renseignement. Il a alors découvert que ces pièces étaient parfaitement compatibles avec la défense de l'intéressé. Il a en effet été démontré que le domicile du journaliste était "à proximité immédiate" de celui de la mère d'Halim A. Quant aux photos, elles le montraient en effet sur son scooter, coiffé d'un casque, et tenant son téléphone devant lui, position tout à fait compatible avec son utilisation en mode "haut-parleur". Autrement dit, il ne prenait pas de photos mais téléphonait à son épouse, sans enlever son casque.

Le Château de ma mère. Yves Robert. 1990


Le second motif de l'assignation à résidence invoqué par le ministre de l'intérieur ne tient pas davantage la route, si l'on ose employer une telle formule à propos de la participation de Halim A. à un trafic de véhicules de luxe animé par des acteurs de la mouvance islamiste radicale. Là encore, le juge des référés du Conseil d'Etat consulte le dossier de cette affaire intervenue en 2008. Il constate que le requérant a été entendu comme témoin, qu'il s'est alors présenté comme victime de ce trafic, et que cette affirmation n'a pas été remise en cause durant toute la procédure. Par ailleurs, rien n'a permis de démontrer que ce trafic était effectivement lié à l'islam radical. Le juge des référés en déduit donc que le ministre de l'intérieur n'a pas démontré que le requérant appartenait lui-même à cette mouvance radicale. 

Ayant ainsi montré que le dossier détenu par les services du ministère de l'intérieur est parfaitement vide, le juge déduit que le requérant n'a pas un comportement constitue une menace grave pour la sécurité et l'ordre publics, et que l'assignation à résidence a porté à sa liberté d'aller et venir une atteinte grave et manifestement illégale.

Une décision opportune


Le caractère particulièrement étendu du contrôle du juge des référés n'a rien de surprenant, dès lors qu'il s'étend au contrôle des motifs. La décision Halim A. apparaît, à cet égard, comme un "cas d'école", dans lequel le juge utilise tous les moyens à sa disposition pour affirmer sa puissance : complément d'instruction, contrôle des faits et contrôle des motifs. 

Plus largement, la décision du 22 janvier 2015 offre au Conseil d'Etat une double opportunité. D'une part, elle montre au ministre de l'intérieur et à l'Exécutif en général qu'il entend exercer un contrôle entier sur les mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence, les incitant ainsi à doter les notes blanches de motifs sérieux et étayés. D'autre part, elle permet à la juridiction administrative de répondre, discrètement mais fermement, aux propos tenus par les hauts magistrats de l'ordre judiciaire lors de la Rentrée solennelle de la Cour de cassation. Le message est clair : le Conseil d'Etat aussi est le garant des libertés individuelles et il entend maintenir l'état d'urgence dans l'état de droit.

mardi 19 janvier 2016

La "garde biterroise" essuie une défaite

Le juge des référés du tribunal administratif de Montpellier a décidé, le 19 janvier 2016, la suspension de la délibération du conseil municipal de Montpellier adoptée le 15 décembre 2016,   créant la Garde Biterroise. La lecture du registre de ces délibérations indique que les personnes appelées à servir dans la Garde Biterroise sont "des citoyens volontaires dont l'expérience et la qualification (...) les amènent à apporter leur aide à la collectivité". Leurs missions "consistent essentiellement" en des "gardes statiques devant les bâtiments publics et des déambulations sur la voie publique". Si l'ordre public est menacé, ils doivent alerter les forces de l'ordre, c'est-à-dire, dans le cas de Béziers, les polices nationale et municipale. Il est précisé qu'ils ne peuvent, "quelles que soient les circonstances", participer à des opérations de maintien de l'ordre ou constater des infractions. 

La délibération du Conseil municipal de Béziers offre ainsi une apparence parfaitement lisse. Elle a pourtant suscité un large débat. Les uns louaient une initiative "citoyenne" permettant aux habitants de prendre en charge, au moins partiellement, leur propre sécurité. Les autres s'inquiétaient de la création d'une "milice". Le préfet de l'Hérault, Pierre Bousquet, s'est, quant à lui, borné à appliquer la loi. Après avoir dûment informé Robert Ménard, maire de Béziers, de l'illégalité de la délibération et en avoir vainement demandé le retrait, il a utilisé la procédure de déféré administratif. Elle permet au préfet de saisir le juge administratif d'une délibération votée par un conseil municipal afin d'en obtenir l'annulation. En cas d'urgence, il peut, en même temps, en demander la suspension sur le fondement de l'article L 544-1 du code de la justice administrative.

Le juge des référés ordonne donc cette suspension, ce qui n'est pas surprenant si l'on considère un peu sérieusement les textes et la jurisprudence antérieurs. Certes, la mairie de Béziers s'est efforcée de trouver des fondements juridiques à la création de la Garde Bitteroise, mais il faut bien reconnaître qu'ils étaient fragiles et même très fragiles. Le juge n'a donc pas de difficulté à trouver des moyens juridiques permettant de créer un "doute sérieux" sur la légalité de la délibération qui lui est soumise (art. L 2131-6 al. 3 cja).

"Voisins vigilants"


Ecartons d'emblée la référence à  Voisins vigilants, seul fondement que la ville de Béziers affiche avec complaisance sur son site internet, mais auquel elle ne se réfère plus devant le juge administratif. Au contraire, elle affirme que la "délibération ne fait pas référence au dispositif Voisins vigilants", l'erreur de droit liée à cette référence étant alors considérée comme un moyen inopérant. Sans doute doit-on en déduire que Voisins Vigilants sert uniquement à faire croire aux habitants de Béziers que la Garde Bitteroise dispose d'un fondement juridique ?

Reposant sur un principe de solidarité de voisinage, le dispositif Voisins vigilants est prévu par une circulaire Guéant du 22 juin 2011 relative au dispositif de participation citoyenne. Il vise à sensibiliser les habitants d'une commune ou d'un quartier dans trois domaines bien précis. D'une part, il s'agit d'accomplir des actes élémentaires de prévention de la délinquance, comme faire le tour de la maison d'un voisin qui s'est absenté et ramasser son courrier. D'autre part, observer des actions éventuellement suspectes, par exemple la présence de démarcheurs trop insistants. Enfin, avoir le réflexe de signaler aux autorités de police les faits "anormaux" dont on est témoin (dégradations, incivilités ...). 

Il est évident que que la Garde Bitteroise n'a rien à voir avec ce dispositif. D'une part, les missions qui lui dévolues sont très différentes : elles ne reposent pas sur une sensibilisation individuelle mais sur une action concertée et groupée. D'autre part, le dispositif Voisins vigilants repose sur une coopération entre les citoyens et les "acteurs locaux de la sécurité", c'est-à-dire non seulement les collectivités territoriales mais aussi, et surtout, les services de la police nationale et de la gendarmerie. Dans le cas de Béziers, la délibération a été votée sans concertation, et c'est d'ailleurs l'une des causes du déféré du préfet.

La poursuite impitoyable. Arthur Penn. 1966

 Marlon Brando et Robert Redford

 

La mission de sécurité


Le "doute sérieux", et même très sérieux apparaît plus nettement si l'on considère l'organisation juridique de la mission de sécurité dans les collectivités territoriales. C'est, en effet, un domaine sur lequel l'Etat conserve un contrôle important. L'article L 111 du code de la sécurité intérieure (csi) confie à l'Etat "le devoir d'assurer la sécurité en veillant, sur l'ensemble du territoire de la République, à la défense des institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l'ordre publics, à la protection des personnes et des biens". Les dispositifs locaux de sécurité doivent donc être définis par voie réglementaire, en accord entre l'Etat, les collectivités locales et les différents acteurs de la sécurité. En l'espèce, la ville de Béziers a pris une initiative qui n'a jamais donné lieu à une concertation.

Le préfet n'a pas davantage été saisi, alors que l'article L 122-1 csi précise qu'il "anime et coordonne l'ensemble du dispositif de sécurité intérieure". Le maire n'a donc pas de réelle autonomie dans ce domaine. Certes, l'article L 2211-1 du code général des collectivités territoriales précise qu'il "concourt à la politique de prévention de la délinquance", mais il ajoute immédiatement que cette compétence s'exerce dans les conditions posées par le code de sécurité intérieure. 

Ces éléments montrent que la police constitue un service public qui, par nature, ne saurait être délégué à des personnes privées. Une jurisprudence constante le réaffirme d'ailleurs régulièrement depuis l'arrêt d'assemblée Commune de Castelnaudary du 17 juin 1932. La délibération du conseil municipal de Béziers est donc, à cet égard, entachée d'une triple erreur de droit, ce qui signifie en l'espèce qu'elle viole trois dispositions législatives. 

Les collaborateurs occasionnels


Sans doute conscient de ce problème, le maire de Béziers s'appuie sur l'idée que les membres de la Garde Bitteroise seraient des collaborateurs occasionnels du service public. Pour Robert Ménard, "dès lors qu’une personne privée accomplit une mission qui normalement incombe à la personne publique, elle collabore au fonctionnement du service public et a donc la qualité de collaborateur occasionnel ou bénévole". Et de citer l'arrêt Cames de 1895, arrêt qui ne présente plus aujourd'hui qu'un intérêt historique. Il avait en effet pour objet d'indemniser les accidents du travail, à une époque où aucune assurance ne protégeait les ouvriers de l'Etat.

En tout état de cause, la théorie du collaborateur occasionnel ne peut être invoquée que dans le contentieux de la responsabilité, lorsqu'une personne subit un dommage du fait de sa participation au service public. Tel n'est pas le cas en l'espèce, puisque la mairie de Béziers invoque cette théorie pour justifier l'activité des membres de la Garde Bitteroise, et non pas pour fonder la réparation d'un préjudice. 

Surtout, la jurisprudence considère que le collaborateur occasionnel peut intervenir, soit en cas de carence ou d'insuffisance des services compétents, soit en cas d'urgence. Dans le premier cas, on citera le citoyen qui tire le feu d'artifice du 14 juillet à la demande du maire et qui se blesse (CE, Ass., 22 novembre 1946, Commune de Saint-Priest-la-Plaine). Dans le second cas, celui qui se noie en cherchant à porter secours à des nageurs en difficulté (CE, Sect. 25 septembre 1970, Commune de Batz-sur-mer). Les membres de la Garde Bitteroise, quant à eux, n'interviennent pas pour compenser l'insuffisance des services de police. Au contraire, la mairie affirme qu'ils viennent les assister. Ils n'agissent pas davantage dans l'urgence, d'autant qu'ils n'ont pas vocation à intervenir pour mettre fin à d'éventuelles atteintes à l'ordre public. 

Le "doute sérieux" sur la légalité de la délibération de la ville de Béziers s'analyse ainsi comme une certitude de son illégalité. Une dernière question s'impose alors : le maire de Béziers est-il si ignorant sur l'étendue de sa propre compétence qu'il n'a pas vu l'énormité de cette illégalité ? On peut en douter, car la ville de Béziers n'est tout de même pas un village dépourvu de services juridiques, et il est certain que le préfet a demandé le retrait de la délibération avant d'user du déféré. On doit donc en déduire que cette délibération, comme beaucoup d'autres décisions de la ville de Béziers, relève de la posture politique et de la communication électorale.


dimanche 17 janvier 2016

Paternité et droit d'ignorer ses origines

L'arrêt Mandet c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 14 janvier 2016 montre les difficultés d'appréciation de l'intérêt supérieur de l'enfant. 

Jacques et Florence Mandet sont des ressortissants français résidant à Dubaï. Mariés en 1986, ils ont eu trois enfants et ont divorcé en juin 1996. Deux mois plus tard, Florence Mandet met au monde un enfant, Aloïs, déclaré sous le nom de sa mère. Il n'est alors pas contesté qu'elle a eu une liaison avec M. Glouzman, avant de reprendre la vie commune avec son ancien mari. Celui-ci décide de reconnaitre le jeune Aloïs en septembre 1997. L'enfant est ensuite légitimé en 2003, lorsque le couple Mandet se remarie. Ainsi résumé, le scénario semble inspiré de l'une de ces comédies romantiques qui remplissent les salles de cinéma. 

Reconnaissance et insécurité juridique


Hélas, M. Glouzman y voit plutôt une tragédie. En février 2005, soit deux ans après le remariage, il saisit le TGI de Nanterre aux fins de contester la reconnaissance de paternité de Jacques Mandet. Il veut se voir reconnaître la paternité naturelle et en tirer les conséquences en termes de droit de visite. Observons tout de même, car c'est un élément important, que l'action intervient alors que le jeune Aloïs a déjà neuf ans et est en âge d'être entendu par un tribunal. 

L'article 12 al. 2 de la Convention sur les droits de l'enfant précise en effet qu'un enfant a "la possibilité d’être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative l'intéressant". Cette obligation a été respectée, mais selon une procédure que le couple Mandet est parvenu à maîtriser complètement. L'administratrice désignée par le tribunal n'a pas pu rencontrer l'enfant, resté à Dubaï pendant toute la durée du contentieux, ses parents ayant refusé toute communication par vidéo-conférence. Le jeune Aloïs a en revanche envoyé une lettre au juge, mentionnant son souhait de ne pas changer de nom et de conserver sa filiation paternelle. De la même manière, la famille Mandet a refusé le test génétique demandé par le juge du fond, attitude qui conduit à présumer que le père légal de l'enfant n'est pas son père biologique.

A partir de cette présomption, les juges français accueillent la revendication de M. Glouzmann. En 2008, le tribunal annule la reconnaissance de paternité de Jacques Mandet ainsi que la légitimation qui l'a suivie, dit que l'enfant reprendra le nom de sa mère, et ordonne que celui de M. Glouzmann soit transcrit sur l'acte de naissance. Le lien de filiation de l'enfant avec le mari de sa mère disparaît, même si le lieu de sa résidence demeure le domicile de celle-ci.

Observons que cette situation ne pourrait plus se produire aujourd'hui. L'article 339 du code civil prévoyait, à l'époque, que lorsqu'un enfant disposait d'une possession d'état conforme à la reconnaissance depuis au moins dix ans, sa filiation ne pouvait plus être contestée que par le seul ministère public. Depuis la loi du 16 janvier 2009, ce délai a été ramené à cinq ans après la naissance de l'enfant, délai à l'issue duquel celui qui a effectué la reconnaissance de paternité peut bénéficier de la sécurité juridique.

Quoi qu'il en soit, la famille Mandet, après évoir épuisé les voies de recours internes, saisit la Cour européenne des droits de l'homme. Elle invoque une violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale. Elle considère en effet que la décision des juges français emporte une atteinte disproportionnée à l'intérêt supérieur de l'enfant, ce dernier ayant droit à une stabilité affective, dès lors qu'il vit depuis toujours avec celui qui l'a élevé et qu'il considère comme son père. 

Picasso. Paternité. 1971


Convention sur les droits de l'enfant et Article 8


Le premier obstacle rencontré par les requérants est celui de la recevabilité. En effet, ils ont fondé leurs recours de droit interne, non pas directement sur l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, mais sur les articles 3 § 1 et 8 § 1 de la Convention sur les droits de l'enfant. L'article 3 § 1 garantit que toutes les décisions concernant un enfant doivent être prises en fonction de son intérêt supérieur. L'article 8 § 1, plus précis, consacre "le droit de l’enfant de préserver son identité, y compris sa nationalité, son nom et ses relations familiales". La Cour en déduit que le recours du jeune Aloïs est seul recevable, dès lors que ses parents n'ont pas démontré en quoi leur vie familiale personnelle était directement atteinte par la décision. Cette distinction semble quelque peu byzantine, mais elle demeure sans conséquence puisque la recevabilité de la requête est néanmoins admise. 

L'ingérence dans la vie privée

L'annulation de la reconnaissance de paternité constitue effectivement une ingérence dans la vie privée de l'enfant. Dans la célèbre affaire Mennesson c. France du 26 juin 2014, la Cour affirmait déjà que la vie privée peut intégrer des aspects de l'identité à la fois physique et sociale de l'individu. Elle en déduisait que la reconnaissance ou l'annulation d'un lien de filiation se rattachait à cette identité. Auparavant, dans un jurisprudence constante illustrée par l'arrêt Burghartz c. Suisse du 22 février 1994, elle avait déjà considéré que le nom d'une personne concerne directement sa vie privée et familiale. Dans l'affaire Mandet, il ne fait donc aucun doute que l'annulation de la reconnaissance de paternité constitue une atteinte directe à la vie privée du jeune Aloïs, d'autant que la procédure lui impose un changement de nom. 

Une telle ingérence peut néanmoins être licite si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et si elle est nécessaire dans une société démocratique. La Cour européenne considère que ces conditions sont remplies.

Nul ne soutient que l'annulation de la reconnaissance de paternité de M. Mandet n'est pas prévue par la loi. En effet, les juges se sont bornés à appliquer l'article 339 du code civil applicable à l'époque.

But légitime et droit aux origines


Parmi les buts légitimes susceptibles de justifier une ingérence dans la vie privée, l'article 8 de la Convention mentionne "la protection des droits d'autrui". Le gouvernement français invoquait à ce propos "l'importance que revêt pour un enfant la connaissance de la vérité sur ses origines", connaissance essentielle à la construction de son identité. A l'appui de cette affirmation, il invoquait l'article 7 de la Convention sur les droits de l'enfant qui pose comme principe qu'il a le droit "dans la mesure du possible" de connaître ses parents.

La Cour écarte l'argument. Peut être est-elle un peu surprise de voir les autorités françaises invoquer le droit à la vérité biologique après l'avoir écarté dans le cas des enfants nés sous X. Dans son arrêt Odièvre c. France du 13 février 2003, la Cour avait alors déclaré conforme à l'article 8 le droit français qui considère l'anonymat comme un élément de la vie privée de la mère ayant accouché sous X. Inversement, le droit d'accès aux origines n'était pas considéré comme un élément du droit à la vie privée de l'enfant. La Cour se trouve ainsi face à un gouvernement qui s'appuie sur le droit d'accès aux origines après l'avoir vigoureusement réfuté dans l'affaire Odièvre.

La Cour trouve une solution plus élégante, et aussi plus évidente sur le plan juridique, pour écarter l'argument des autorités françaises. A ses yeux, les droits d'"autrui" ne peuvent être ceux du requérant. Il n'est pas "autrui", il est une partie et non un tiers au contentieux qui se déroule devant elle. De fait, la Cour fait observer que les droits qu'il s'agit de protéger sont ceux du père biologique, ce qui, en soi, est parfaitement légitime. M. Glouzzman a d'ailleurs été entendu par la Cour comme "tiers intervenant".

Le besoin social impérieux


Il reste à se demander si cette ingérence dans la vie privée de l'enfant est "nécessaire dans une société démocratique", et donc si elle repose sur un "besoin social impérieux". La Cour laisse aux Etats une large marge d'appréciation lorsqu'il s'agit de rechercher un équilibre entre les droits des personnes. D'une manière générale, et elle l'a répété dans l'arrêt Mennesson c. France, la Cour s'assure que dès que la situation d'un enfant est en cause, son intérêt supérieur doit primer.

En l'espèce, la Cour observe que les juges français ont placé l'intérêt de l'enfant au centre de leurs décisions successives. Certes, ils ont refusé d'entendre son interprétation estimant que son intérêt résidait dans le maintien d'une filiation avec celui qu'il considère comme son père, garantie de sa stabilité affective. Ils ont préféré voir l'intérêt de l'enfant dans le rétablissement de sa filiation réelle, insistant sur le fait qu'il continuerait à vivre avec le mari de sa mère. Les juges internes ont donc effectivement pris en considération l'intérêt de l'enfant, et cette prise en compte est considérée comme suffisante pour justifier la décision prise. 

In fine, subsiste tout de même une impression que la Cour, comme les juges français, a fait prévaloir les droits du père biologique sur ceux de l'enfant. Etait-elle agacée par une famille qui empêchait l'enfant de venir en France, qui refusait tout test biologique et qui a donné une interprétation pour le moins personnelle de son droit d'être entendu ? Au lieu d'autoriser une audition par vidéo-conférence, elle a simplement permis une communication par des lettres, dont on peut penser qu'elles étaient rédigées sous contrôle. Sans doute convient-il de ne pas négliger cet agacement... 

Pour autant, l'intérêt de l'enfant est-il réellement pris en considération ? Dans son opinion dissidente, la juge allemande Nussberger affirme que les juges français ont développé une conception objective de l'intérêt de l'enfant qui les conduit à décider que sa filiation doit être celle de son père biologique. Ils ont donc écarté, et la Cour européenne avec eux, une conception plus subjective qui conduirait à écouter l'enfant. Est-il anormal qu'un adolescent, qui a quinze ans au moment de la décision de la Cour de cassation, déclare ne reconnaître comme père que le mari de sa mère, celui qui s'occupe de lui tous les jours depuis sa plus petite enfance ? C'est d'ailleurs le principe même de la possession d'état qui repose sur l'apparence de la paternité et non sur la vérité biologique. Par ailleurs, si certains invoquent un droit d'accès aux origines, ne peut-on envisager un droit de les ignorer ? A toutes ces questions, la Cour n'a pas répondu.


 Sur le secret des origines : Chapitre 8 section 2 du manuel de libertés publiques sur internet.



mardi 12 janvier 2016

Etat d'urgence : le contrôle du Conseil d'Etat

Le 6 janvier 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat a rendu deux décisions montrant l'effectivité de son contrôle sur les mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence. Dans la première, il exerce son contrôle non seulement sur une mesure d'assignation à résidence mais aussi sur son organisation matérielle. Dans la seconde, il confirme l'assignation à résidence du requérant mais prononce la suspension de l'arrêté de fermeture provisoire du restaurant dont il est propriétaire. 

Rappelons que la procédure utilisée par les requérants est celle du droit commun, plus précisément le référé-liberté, prévu par l'article L 521-2 du code de justice administrative (cja). Il permet au juge d'ordonner, dans un délai de 48 heures, "toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale" à laquelle l'administration aurait porté une "atteinte grave et manifestement illégale". Encore faut-il que la mesure  prononcée par je juge soit justifiée par une situation d'urgence caractérisée. 

L'organisation matérielle de l'assignation à résidence


Il y a à peine quelques semaines, les commentaires hostiles s'étaient multipliés après les deux premières décisions rendues par le juge des référés du tribunal administratif de Paris, le 27 novembre 2015.  Dans les deux cas, il avait été jugé que les conditions du référé-liberté n'étaient pas remplies et les assignations à résidence n'avaient  pas été suspendues. Le juge avait alors été accusé de reprendre purement et simplement les moyens développés par le ministère de l'intérieur et de ne soumettre les "notes blanches", ces rapports établis par les services de renseignement, à aucune évaluation critique.

Le juge des référés du Conseil d'Etat montre qu'il n'en est rien. La première décision concerne une assignation à résidence prononcée à l'encontre d'une ressortissante russe, mariée religieusement à un compatriote membre de la communauté tchétchène. Celui-ci est soupçonné de s'être livré au trafic d'armes puis d'avoir rejoint des groupes djihadistes à la frontière turco-syrienne. La requérante, restée à Brétigny-sur-Orge avec trois enfants, déclare être aujourd'hui séparée de son conjoint, mais les services ont des traces de trois voyages à Istanbul à l'automne 2015. Il a donc été jugé utile de prononcer une assignation à résidence dont le juge des référés du tribunal administratif de Versailles a refusé de prononcer la suspension, dans une décision du 22 novembre 2015.

Pour évaluer si l'assignation porte une "atteinte grave et manifestement illégale" à une "liberté fondamentale", le juge des référés du Conseil d'Etat s'appuie sur la loi du 3 avril 1955 modifiée par celle du 20 novembre 2015. Elle énonce que l'assignation à résidence peut être prononcée dans un lieu fixé par le ministre de l'intérieur à l'égard d'une personne, dès lors "qu'il existe des raisons de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics". Le juge va donc regarder si l'assignation à résidence est une mesure manifestement excessive par rapport à la menace que représente la requérante pour l'ordre public.

Le contrôle du juge s'étend ainsi aux motifs de l'assignation à résidence, conformément à une jurisprudence inaugurée par l'arrêt Casanovas du 28 février 2001. Le Conseil d'Etat affirmait alors, à propos d'un refus de titularisation d'un agent dans la fonction publique, que si une décision administrative "n'est pas, par son seul objet, de nature à porter atteinte à une liberté fondamentale, les motifs sur lesquels se fonde cette décision peuvent, dans certains cas, révéler une telle atteinte."

En l'espèce, le juge des référés apprécie d'abord l'atteinte à la liberté fondamentale d'aller et venir. Dans le cas présent, il observe que l'intéressée ne fournit que des explications "empreintes de confusion" sur ses séjours en Turquie. L'assignation n'a donc pas, aux yeux du juge, porté une atteinte excessive à la liberté d'aller et venir de la requérante.

La solution est bien différente en ce qui concerne le respect de la vie familiale. Depuis une ordonnance de référé rendue le 4 mai 2011, il est acquis que l'intérêt supérieur de l'enfant, protégé par l'article 3-1 de la Convention relative aux droits de l'enfant, est considéré  comme une liberté fondamentale et peut fonder la suspension d'une décision administrative par un référé-liberté. L'ordonnance du 6 janvier 2016 reprend cette jurisprudence, en considérant que l'obligation imposée à la requérante de se rendre au commissariat d'Arpajon trois fois par jour, soit à dix kilomètres de Brétigny-sur-Orge où elle réside, fait peser des contraintes "excessivement lourdes" sur l'organisation de sa famille. Elle n'est en effet plus en mesure d'aller chercher ses jeunes enfants à l'école et doit, le plus souvent, les emmener avec elle au commissariat. Le juge enjoint donc au ministre de l'intérieur de permettre à l'intéressée de s'acquitter de son obligation de représentation au commissariat de Brétigny-sur-Orge, où elle réside.

Kebab Connection. Anno Saul. 2006


Assignation et fermeture du restaurant


La seconde décision du 6 janvier 2016 confirme l'assignation à résidence du requérant, mais suspend la fermeture administrative du restaurant dont il est propriétaire.

En ce qui concerne l'assignation à résidence, la jurisprudence du Conseil d'Etat ne fait que confirmer ce que l'on savait déjà : une "note blanche" établie par les services de renseignement peut fonder une telle mesure.

Dans une jurisprudence constante, le Conseil d'Etat affirmait déjà, bien avant l'entrée en vigueur de l'état d'urgence, qu'un document de ce type pouvait justifier une décision d'expulsion. Par exemple, dans un arrêt du 7 mai 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat avait admis l'expulsion d'un Algérien, des "notes blanches" faisant état de sa radicalisation et de sa présence injustifiée auprès de différentes synagogues. A l'époque, la décision n'avait suscité aucun émoi.

Aujourd'hui, l'assignation à résidence suscite une jurisprudence absolument identique. Quelques jours avant la présente décision, dans un  arrêt du 11 décembre 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat avait posé un principe général, selon lequel "aucune disposition législative ni aucun principe ne s'oppose à ce que les faits relatés par les " notes blanches " produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif". Elles peuvent donc être utilisées par le juge comme élément d'appréciation mais demeurent soumises à son analyse critique.

Dans sa décision du 6 janvier 2016, le juge des référés du Conseil d'Etat observe  que certains éléments contenus dans les "notes blanches" qui concernent le requérant "ne peuvent être repris dans la présente ordonnance" en raison de leur imprécision. Mais d'autres, même remontant à 2013, lui semblent parfaitement convaincants. C'est ainsi que le juge note que le requérant pratiquait alors sa religion dans une salle de prière salafiste, que son restaurant était fréquenté par des personnes condamnées ou mises en examen pour des faits liés au terrorisme, ou qui étaient ensuite parties en Syrie, et qu'enfin le témoin de son mariage religieux était bien connu pour avoir combattu au Yémen. Pour toutes ces raisons, le juge estime que le ministre de l'intérieur n'a "pas porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale".

Reste la fermeture administrative du restaurant Must Kebab dont le requérant est propriétaire. Aux termes de l'article 8 de la loi du 3 avril 1955 dans sa rédaction actuelle, le ministre de l'intérieur peut ordonner la fermeture provisoire "des débits de boissons et lieux de réunion de toutes natures", dispositions évidemment applicables à un restaurant.

Dans la décision du 6 janvier 2016, le  juge des référés exerce  un contrôle approfondi des motifs invoqués à l'appui de cette décision. Le premier est purement hypothétique. L'administration affirme en effet que se déroulerait « selon toute vraisemblance » dans le restaurant une activité de propagande et de prosélytisme. Il est donc logiquement écarté par le juge. Le second repose, quant à lui, sur des circonstances quelque peu datées. Une cellule terroriste avait certes ses habitudes dans l'établissement, mais c'était en 2013 et elle a été démantelée, ses membres arrêtés. Des délinquants de droit commun fréquentaient également le restaurant à la même époque, mais aucun élément ne montre que des activités menaçant l'ordre public s'y seraient déroulées depuis plus de deux ans. Le juge considère donc que le restaurant, exploité par le père de l'intéressé, ne présente aucune menace grave pour l'ordre public. Il en déduit que cette fermeture emporte une atteinte trop importante à la liberté d'entreprendre et il suspend la décision de fermeture. Là encore, l'arrêt s'inscrit dans une jurisprudence constante qui considère que la fermeture d'un établissement commercial porte une atteinte grave à la liberté fondamentale d'entreprendre (CE, ord., 14 mars 2003, Commune d'Evry).

Certains ne manqueront pas de voir dans la décision une contradiction. En effet, des éléments réunis en 2013 par les services de renseignement permettent, fin 2015, de fonder une assignation à résidence mais pas la fermeture d'un restaurant. La contradiction n'est pourtant qu'apparente. Elle montre que les mesures prises durant l'état d'urgence ont d'abord un caractère préventif : le juge n'apprécie pas des faits délictueux mais le danger que représente le requérant pour l'ordre public. Autrement dit, il apprécie le comportement d'une personne et la menace qu'elle peut représenter. Dès lors que le propriétaire est assigné à résidence, la menace que représente son restaurant disparaît et la vente des kebabs peut reprendre. 

Ces deux décisions permettent ainsi au juge d'affirmer une nouvelle fois ce que l'on oublie trop souvent : les mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence ne s'apprécient pas à l'aune de la situation d'un individu mais à l'aune de la menace qu'il représente pour l'ordre public.

samedi 9 janvier 2016

La loi Gayssot conforme à la Constitution

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 8 janvier 2016 était très attendue. Elle porte en effet sur la conformité à la Constitution du délit de contestation de l'existence de certains crimes contre l'humanité. Cette infraction a été introduite dans notre système juridique par la célèbre loi Gayssot du 13 juillet 1990 et figure aujourd'hui dans l'article 24 bis de la loi sur la presse du 29 juillet 1881. A l'époque, la loi Gayssot n'avait pas été déférée au Conseil constitutionnel.

Vincent R., a été condamné à un an de prison ferme pour avoir fait circuler sur internet une vidéo mettant en cause l'existence des chambres à gaz durant la seconde guerre mondiale. Déjà condamné pour des faits similaires en 2007, à une époque où la QPC n'existait pas, il saisit aujourd'hui le Conseil constitutionnel d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) à l'occasion de son pourvoi cassation. Il n'obtient pas satisfaction et le Conseil constitutionnel lève ainsi les doutes sur la constitutionnalité de ces dispositions.

La Cour de cassation avait estimé, dans sa décision de renvoi du 6 octobre 2015, que la question posée par le requérant présentait "un caractère sérieux".  Encore faut-il distinguer clairement les différents moyens invoqués. 

La liberté d'expression


Le moyen reposant sur la violation de la liberté d'expression garantie par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 peut sembler puissant. Le droit français considère pourtant que la liberté d'expression peut faire l'objet de restrictions. L'article 24 bis de la loi de 1881 punit ainsi la contestation de l'existence de certains crimes contre l'humanité, considérée comme un abus de la liberté d'expression. 

Quant au Conseil constitutionnel, il affirme dans sa décision du 10 juin 2009 que "la liberté d'expression et de communication est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés", mais c'est pour ajouter immédiatement "que les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi.". Autrement dit, le législateur peut porter atteinte à la liberté d'expression, et il appartient au Conseil constitutionnel d'apprécier que cette atteinte est proportionnée à l'objectif poursuivi. 

Dès sa décision du 13 mars 2003, le Conseil avait admis l'introduction dans le droit positif d'une infraction nouvelle d'outrage au drapeau tricolore ou à l'hymne national, la liberté d'expression cédant alors devant des considérations d'ordre public. Dans sa décision du 28 février 2012, le Conseil se prononce ensuite sur la loi réprimant la contestation de l'existence de crimes de génocide "reconnus comme tels par la loi française" et il déclare cette formulation inconstitutionnelle. Dans ce cas, le législateur avait, en quelque sorte, tout organisé lui-même. Il avait commencé par reconnaître le génocide arménien, avant, dans un second texte, de punir sa contestation. Pour le juge constitutionnel, une loi ayant pour unique objet de "reconnaître" un génocide est dépourvue de contenu normatif, ce qui entraine, en quelque sorte par ricochet, l'inconstitutionnalité des dispositions sanctionnant ensuite sa contestation. Il n'est pas donc contesté que la négation d'un génocide puisse constituer un abus de la liberté d'expression, dès lors que la reconnaissance de ce génocide n'est pas le seul fait du législateur française.

Il n'est donc pas étonnant que le Conseil, dans sa décision du 8 janvier 2016, estime finalement que la contestation de crime contre l'humanité s'analyse comme un autre cas d'abus de la liberté d'expression. On observe d'ailleurs, sur ce point, une proximité entre sa jurisprudence et celle de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans l'arrêt Garaudy c. France du 1er février 2000, elle considère en effet que le négationnisme remet en cause "les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l'antisémitisme et sont de nature à troubler gravement l'ordre public". Encore faut-il, principe établi par l'arrêt Perincek c. Suisse du 15 octobre 2015, que les propos tenus s'analysent comme une incitation à la haine, à la violence et à l'intolérance. Tel n'est pas le cas d'un conférencier turc qui estime que les massacres intervenus en Arménie en 1915 ne s'analysent pas comme un génocide, sans pour autant appeler à quelque discrimination que ce soit à l'égard de la communauté arménienne.
 

Jean Ferrat. Nuit et brouillard. 1963. Enregistrement de 1980

En revanche, et c'est le point essentiel de la présente décision, le requérant pose une question nouvelle d'égalité devant la loi.

L'égalité devant la loi


Il soutient en effet que la loi Gayssot porte atteinte au principe d'égalité garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. En effet, seule la négation de la Shoah est pénalement réprimée et que celle des autres crimes contre l'humanité ne l'est pas. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision de 2016, est ainsi conduit à opérer une distinction entre "la négation de faits qualifiés de crime contre l'humanité par la décision d'une juridiction française ou d'une juridiction internationale reconnue par la France" et "la négation de faits qualifiés de crime contre l'humanité par une juridiction autre ou par la loi". 

Cette distinction est déjà connue en matière de génocide. La Cour de cassation avait  refusé, dans une décision du 7 mai 2010,  le renvoi d'une QPC portant déjà sur la loi Gayssot, au motif précisément que, dans le cas de la Shoah, la qualification de génocide résulte d'une convention internationale, l'Accord de Londres du 8 août 1945, et d'un certain nombre de décisions de justice rendues à la fois par le Tribunal de Nüremberg et les juridictions françaises. La loi Gayssot s'appuie ainsi sur la spécificité de la Shoah, dont la reconnaissance ne repose pas sur la loi française. 
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 8 janvier 2016, affirme, de la même manière, la spécificité du crime contre l'humanité commis à l'égard des juifs durant la seconde guerre mondiale. Mais ce raisonnement ne résout rien, car la différence de situation juridique concerne le crime contre l'humanité et non pas sa négation. Une décision du 16 octobre 2015 semble, mutatis mutandis, valider cette distinction à propos d'une infraction comparable, le délit d'apologie de crime de guerre ou de crime contre l'humanité. Le Conseil y observe que "le législateur n'a pas prévu une répression pénale différente pour l'apologie des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité, selon que ces crimes ont été commis ou non pendant la seconde guerre mondiale". Il en déduit  que l'exercice des droits de la partie civile ne peut être limité aux seules associations défendant les intérêts moraux de la Résistance. 

Le Conseil est  finalement conduit à affirmer la spécificité de la négation des crimes contre l'humanité commis durant la seconde guerre mondiale. A ses yeux, elle a "par elle-même, une portée raciste et antisémite", d'autant que ces crimes font partie de notre histoire puisqu'ils "se sont déroulés en partie sur le territoire national". Il en déduit donc que la loi Gayssot "a traité différemment des agissements de nature différente", affirmation qui lui permet d'écarter le grief tiré de l'atteinte au principe d'égalité devant la loi.

La décision du Conseil constitutionnel du 8 janvier 2016 présente l'avantage de mettre fin au débat sur la constitutionnalité du délit de négation de crime contre l'humanité. Les négationnistes ne pourront sans doute plus se présenter comme des martyrs de la liberté d'expression. Il n'en demeure pas moins que l'ensemble jurisprudentiel ainsi construit manque quelque peu de lisibilité.



mercredi 6 janvier 2016

L'apatride est en danger

Le débat sur la déchéance de nationalité de personnes ayant fait l'objet d'une condamnation pénale pour des actes liés au terrorisme prend de l'ampleur. La dialectique est généralement  sommaire et les arguments reposent sur des idées simples. Les partisans de la déchéance sont qualifiés d'affreux réactionnaires, voire de nostalgiques du régime de Vichy, par les uns. Ceux qui lui sont hostiles sont à l'inverse dénoncés comme des militants qui privilégient l'approche idéologique au détriment de l'analyse juridique.

Dans de telles conditions, il convient précisément de poser le débat en termes juridiques. C'est  ce que s'efforce de faire l'Exécutif en adaptant la réforme aux objections formulées par les opposants.

Dans son discours au Congrès du 16 novembre 2015, le Président de la République avait annoncé que la déchéance ne pourrait être décidée qu'à l'encontre d'individus disposant d'au moins deux nationalités, l'idée étant de ne pas créer d'apatridie. L'annonce n'a rien de bien surprenant, dès lors que la déchéance de nationalité existe en effet déjà dans le droit positif. Elle est organisée par deux dispositions du code civil ayant valeur législative. Toutes deux cependant, pour des motifs différents, doivent être modifiées pour s'adapter aux caractéristiques actuelles de la lutte contre le terrorisme.

La déchéance de nationalité existe déjà


L'article 23-7 du code civil,  autorise la déchéance de l'étranger qui "se comporte en fait comme le national d'un pays étranger" et dont il est possible de constater, également par décret en Conseil d'Etat, qu'il a perdu la qualité de Français. Cette disposition n'est pas applicable aux terroristes liés à Daesh, organisation terroriste qui n'est pas considérée comme un Etat, bien qu'elle se revendique comme telle. En outre, elle concerne une déchéance détachée de tout lien avec une condamnation pénale, alors que le projet actuel vise à déchoir de leur nationalité ceux, et seulement ceux, qui ont été condamnés pour des faits liés au terrorisme.

L'article 25 al. 1 de ce même code civil prévoit un second type de déchéance prononcée par décret pris après avis conforme du Conseil d'Etat à l'égard des personnes condamnées pour un crime ou un délit "constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation". Dans l'état actuel du droit, cette disposition ne peut cependant concerner que des personnes ayant la nationalité française par acquisition. Le projet  envisageait donc de l'étendre aux personnes nées françaises, dès lors qu'elles ont une double nationalité.

Le principe d'égalité, élément de communication


Les opposants à la réforme ont alors invoqué une supposée violation du principe d'égalité devant la loin, violation résultant d'une différence de traitement entre les binationaux et ceux qui n'ont que la nationalité française. Cet argument ne résiste pas à l'analyse juridique. 

Dès sa décision du 16 juillet 1996, le Conseil constitutionnel avait déjà jugé que « le législateur a pu, compte tenu de l'objectif tendant à renforcer la lutte contre le terrorisme, prévoir la possibilité, pendant une durée limitée, pour l'autorité administrative de déchoir de la nationalité française ceux qui l'ont acquise, sans que la différence de traitement qui en résulte viole le principe d'égalité". Cette jurisprudence a été réaffirmée très récemment dans la décision Ahmed S. rendue sur QPC le 15 janvier 2015.

Même infondé juridiquement, l'argument tiré de la violation du principe d'égalité présente l'avantage de constituer l'une de ces idées simples déjà évoquées et d'avoir un fort impact médiatique. C'est sans doute la raison pour laquelle l'Exécutif envisagerait aujourd'hui un élargissement de la déchéance à l'ensemble des citoyens français, qu'ils soient ou non binationaux. Le conditionnel s'impose cependant, car, pour le moment, nous ne disposons que de "petites phrases", et d'affirmations selon lesquelles le sujet est ouvert au débat. C'est bien la moindre des choses, puisque la loi sera votée par le Parlement qui a tout de même le droit de débattre de son contenu.

Dans cette hypothèse, l'argument médiatique de l'atteinte au principe d'égalité vole en éclats et il devient urgent d'en trouver un autre : l'apatridie.

L'apatridie


L'apatride est défini comme « toute personne qu'aucun État ne considère comme son ressortissant par application de sa législation" (article 1er de la Convention de New York du 28 septembre 1954). Plus simplement, l'apatride est donc celui qui n'a pas de nationalité. Il est évident que la possibilité de déchoir de sa nationalité un Français en ferait immédiatement un apatride. Les opposants au projet invoquent alors une nouvelle idée simple : il est interdit de créer des apatrides. Une nouvelle fois, l'idée se heurte à un obstacle de taille : le droit positif.




La loi


L'article 25 du code civil énonce que "l'individu qui a acquis la qualité de Français peut (...) être déchu de la nationalité française, sauf si la déchéance a pour résultat de le rendre apatride". Le risque d'apatridie est donc l'argument essentiel de la réduction de cette procédure au seul cas des binationaux. Il n'en demeure pas moins que cette disposition a valeur législative et que la loi à venir peut librement le modifier. 
 

Les traités


Pourquoi librement ? Tout simplement parce que, contrairement à ce qu'affirment les opposants au projet, aucun des deux traités internationaux relatifs à l'apatridie ne peut être invoqué à l'encontre de l'extension de la déchéance de nationalité à l'ensemble des citoyens français.
 
La première convention est celle déjà évoquée du 28 septembre 1954 relative au statut des apatrides. Elle a été ratifiée par la France le 8 mars 1960, ce qui signifie qu'elle s'impose effectivement au législateur. Son contenu porte sur la situation des apatrides et impose à l'Etat qui les accueillent un certain nombre d'obligations. C'est ainsi que les apatrides doivent disposer du droit d'ester en justice, de la liberté de religion, d'association. Ils doivent disposer de certains documents, parmi lesquels des titres leur permettant de voyager. Observons cependant que le traité n'interdit pas leur expulsion "pour des raisons de sécurité nationale et d'ordre public" (art. 31). Il n'interdit pas davantage aux Etats parties, et c'est l'essentiel dans le débat actuel, de créer des apatrides. L'article 32 énonce certes que "les Etats contractants faciliteront, dans toute la mesure du possible, l'assimilation et la naturalisation des apatrides". Tout réside dans ce "dans la mesure du possible", formule qui exclut toute contrainte imposée aux Etats. 

La seconde convention, la plus souvent invoquée dans le débat actuel, est celle du 30 août 1961 sur la réduction des cas d'apatridie dont l'article 1er affirme que "tout Etat contractant accorde sa nationalité à l'individu né sur son territoire et qui, autrement, serait apatride". Hélas, la France a signé cette convention le 31 mai 1962, mais elle ne l'a jamais ratifiée. En d'autre termes, ce traité n'impose aucune contrainte aux autorités françaises. Les juges français ont d'ailleurs toujours écarté les moyens fondés sur son non-respect. Dans un arrêt du 1er mars 2013, la Cour administrative d'appel de Nantes affirme ainsi que "si la France est signataire de la convention de New York du 30 août 1961 sur la réduction des cas d'apatridie, ce traité n'a fait l'objet, ni de la ratification ou de l'approbation, ni de la publication prévues par l'article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958 ; que le moyen tiré d'une méconnaissance de cette convention est, en conséquence, inopérant".  
 
Dans l'état actuel du droit, aucun texte n'interdit de créer des apatrides. Chacun est parfaitement libre de le déplorer ou de s'en réjouir. Chacun est libre de développer un point de vue, d'engager un débat de nature politique. Encore faut-il ne pas manipuler le droit positif pour lui faire dire autre chose que ce qu'il dit. Car, il faut bien le reconnaître, ce type de manipulation déconsidère son auteur. Le droit mérite certainement d'être discuté, mais il ne doit pas être déformé par ceux-là mêmes qui prétendent le connaître, voire l'enseigner.