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vendredi 15 juillet 2016

Diffamation et contrôle de proportionnalité

La Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt du 12 juillet 2016 Reichman c. France, impose l'intégration du contrôle de proportionnalité dans la sanction de la diffamation. 

Le requérant a précisément été reconnu coupable de cette infraction. Responsable de l'émission Libre Journal à Radio Courtoisie en 2006, il intervient à l'antenne à propos de la situation de cette station après le décès son fondateur, Jean Ferré. Il raconte le déroulement d'une réunion du conseil d'administration durant laquelle le nouveau vice-président, M. L., aurait empêché, avec le concours de quelques vigiles, les participants de s'exprimer et décidé de définir seul la ligne éditoriale de la station. Il ajoute " que la situation financière de la radio a donné lieu à certaines... j'allais dire acrobaties... enfin, disons à certains comportements dont l'orthodoxie demande à être vérifiée". En 2009, M. Reichman est condamné à 1000 € d'amende et 1500 € de dommages-intérêts versé à M. L. Ce jugement est confirmé en appel, mais, pour des motifs de procédure, le pourvoi en cassation du requérant est déclaré irrecevable.

Un "excès de formalisme"


Cette question de procédure est au coeur du premier moyen articulé par le requérant qui estime être victime d'une violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme : "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal (...)". 

En l'espèce, son avocat a commis l'erreur de lui faire signer un pouvoir spécial l'autorisant à se pourvoir en cassation deux jours avant la décision de la Cour d'appel. Cette précaution était sans doute liée à la brièveté du délai de pourvoi qui est de cinq jours francs à compter du prononcé de la décision attaquée (article 568 code de procédure pénale).  Aux yeux de la Cour de cassation, le document visant une décision de justice non encore prononcée ne saurait s'analyser comme un mandat spécial, au sens où l'entendait alors l'article 576 du code de procédure pénale. Elle déclare donc le pourvoi irrecevable. 

Pour le requérant, cette décision d'irrecevabilité porte atteinte à son droit d'accès à un tribunal, et il fait observer que cette exigence d'un mandat spécial a été supprimée par la loi du 25 janvier 2011. Pour les autorités françaises, cette contrainte de procédure répond à une préoccupation de bonne administration de la justice et de sécurité juridique. Elles s'appuient sur l'arrêt Bertogliati c. France du 4 mai 2000, dans lequel la Cour européenne avait estimé qu'une irrecevabilité prononcée sur ce fondement n'entraînait aucune atteinte à l'article 6 § 1. Elles ajoutent, non sans perfidie, qu'il appartient précisément à l'avocat d'éclairer son client sur les règles de procédure qu'il est censé connaître. 

La Cour européenne des droits de l'homme écarte cette analyse au profit d'une formulation inspirée de son arrêt Walchli c. France du 26 juillet 2007. Elle estime que  "les tribunaux doivent, en appliquant des règles de procédure, éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité de la procédure, et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois". Dans le cas présent, elle sanctionne un "excès de formalisme", dès lors que la volonté du requérant de se pourvoir en cassation était évidente et qu'il n'a pu exercer cette voie de recours. 

On pourrait évidemment souligner, comme le fait le juge Nussberger dans son opinion dissidente, une certaine contradiction dans le raisonnement de la Cour. Elle admet en effet que la règle de procédure poursuit un but légitime, pour déclarer ensuite que son application conduit à un "formalisme excessif". Mais la Cour se place résolument du côté du requérant dont la Cour de cassation a écarté le recours alors qu'il n'était pas responsable du vice de procédure.

Radio-Pirate. Le Grand Orchestre du Splendid. 1991

L'ingérence dans la liberté d'expression


Le requérant invoque un second moyen, de fond cette fois, reposant sur une violation de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Il considère que sa condamnation pour diffamation constitue une ingérence disproportionnée dans sa liberté d'expression. 

L'ingérence dans la liberté d'expression est, en l'espèce, prévue par la loi du 29 juillet 1881 qui réprime la diffamation. Nul ne conteste qu'elle poursuit un but légitime de protection de la réputation d'autrui. Le débat se concentre sur le caractère proportionné ou non de cette ingérence, c'est-à-dire sur le point de savoir si elle est "nécessaire dans une société démocratique".

Dans le cas du requérant, la marge d'appréciation de l'Etat est particulièrement étroite, pour deux motifs. 

Le premier trouve son origine dans les propos tenus par le requérant lors de son émission de radio. Ils relèvent du "débat d'intérêt général" au sens où l'entend la Cour européenne. Il s'agissait en effet d'informer les auditeurs sur la remise en cause de la ligne éditoriale du journal et sur sa situation financière. 

Le second réside dans la qualité de journaliste de M. Reichman. Certes, il ne dispose pas formellement d'une carte de presse, mais il est l'un des fondateurs de Radio Courtoisie et l'un de ses animateurs historiques. Le tribunal correctionnel lui a donc reconnu la qualité de journaliste et la Cour fait de même. Cette qualité renforce sa situation car la Cour rappelle traditionnellement qu'une certaine dose d'exagération, voire de provocation, est permise aux journalistes, à la condition qu'ils fournissent des informations exactes et qu'ils soient de bonne foi (CEDH, 27 mars 1996, Goodwin c. Royaume-Uni).  

En l'espèce, la question de l'exactitude des informations est évidemment discutée. La Cour distingue clairement, notamment dans son arrêt Morice c. France du 23 avril 2015, les jugements de fait qui se prêtent à la démonstration de leur exactitude des jugements de valeur qui en sont dispensés. Dans le cas présent, M. Reichman a été condamné pour diffamation parce que, précisément, il n'a pas été en mesure de prouver l'exactitude de ses propos sur "les acrobaties" et les "comportements dont l'orthodoxie demande à être vérifiée" dans la gestion financière de Radio Courtoisie. 
Pour la Cour, les juges internes n'ont pas recherché si le requérant avait procédé à un jugement de fait ou à un jugement de valeur. La question se posait pourtant. Certes le requérant avait produit quelques documents relatifs à la dégradation de la situation financière de la station, montrant ainsi que son propos ne pouvait être assimilé à une invective gratuite et qu'il reposait sur des éléments factuels. Mais certains points de son intervention s'inscrivaient dans un contexte plus général de dissensions au sein de la radio et pouvaient s'analyser comme un jugement de valeur à l'égard de sa nouvelle direction. Entre ces deux options, la Cour européenne ne tranche pas. Elle se borne à considérer que la la condamnation de M. Reichman porte une atteinte disproportionnée à sa liberté d'expression, dès lors que les juges internes n'ont pas exercé ce contrôle. 

In fine, la décision de la Cour laisse une impression mitigée. Il est vrai que la condamnation de M. Reichman pouvait sembler lourde, surtout si l'on considère qu'il avait pris soin de ne pas se livrer à des attaques personnelles, se limitant à des propos sur la situation de la station et sa ligne éditoriale. Au-delà de la situation personnelle du requérant, la décision risque de susciter davantage de difficultés qu'elle n'en résout. Car la Cour européenne des droits de l'homme ne se limite pas à contrôler l'appréciation faite par les juges internes mais leur dicte les critères d'appréciation auxquels ils doivent recourir. Cette distinction ainsi imposée entre jugement de fait et jugement de valeur est tout-à-fait étrangère au droit français. Est-elle pour autant plus facile à utiliser que la jurisprudence classique sur la diffamation ? Ce n'est pas certain, et les circonstances de l'affaire montrent bien qu'il était possible de privilégier l'un ou l'autre de ces critères, laissant une large place à la subjectivité des juges. Il reste à voir si les tribunaux français seront disciplinés ou considéreront simplement qu'il n'appartient pas à la Cour de leur imposer des critères d'appréciation.



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