« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 11 juillet 2016

La bonne foi du lanceur d'alerte

Au fil des décisions, le statut juridique du lanceur d'alerte se précise. Il y a quelques jours, la Chambre sociale de la Cour de cassation consacrait un véritable droit de signaler des comportements illicites qu'elle rattachait à la liberté d'expression. En même temps, dans un arrêt Soares c. Portugal du 21 juin 2016, la Cour européenne des droits de l'homme précise qu'un tel signalement doit être fait de bonne foi pour que son auteur puisse être qualifié de lanceur d'alerte. 

Fin 2009, Antonio Soares, caporal-chef de la garde nationale républicaine portugaise à Gois, a dénoncé le commandant du poste territorial d'Arganil à l'inspection générale de l'administration interne. Faisant état de différentes rumeurs selon lesquelles l'intéressé aurait détourné des fonds publics, il demandait l'ouverture d'une enquête. Il a obtenu satisfaction et deux enquêtes ont été diligentées, l'une par l'inspection générale, l'autre par la Garde nationale républicaine elle-même. Aucune n'est parvenue à trouver un quelconque fondement à ces allégations. Le résultat est qu'Antonio Soares a été poursuivi et condamné par le juge pénal à 750 € d'amende pour diffamation aggravée. Il a dû verser 1000 € au commandant qu'il avait accusé pour réparation du préjudice. Ayant épuisé les recours internes, il a saisi la Cour européenne des droits de l'homme, estimant que sa condamnation constituait une atteinte à la liberté d'expression garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.

La Cour européenne ne lui a pas donné satisfaction. En l'espèce, elle est confrontée à un conflit de normes entre le droit à la vie privée et à la réputation du commandant et la liberté d'expression de celui qui se considère comme un lanceur d'alerte. Elle écarte pourtant cette liberté d'expression en précisant que le lanceur d'alerte ne peut être considéré comme tel, et donc s'en prévaloir, que s'il est de bonne foi.

L'ingérence dans la liberté d'expression 


Rappelons qu'il n'est pas contesté que la condamnation du requérant constitue une ingérence dans sa liberté d'expression. Celle-ci peut cependant être licite si elle est prévue par la loi, si elle poursuite un but légitime, et si elle se révèle "nécessaire dans une société démocratique". Les deux premières conditions sont facilement remplies : la diffamation aggravée est une incrimination qui figure dans le code pénal portugais, et la volonté de protéger la réputation d'une personne injustement calomniée est un but parfaitement légitime. 

Reste le caractère "nécessaire dans une société démocratique", notion qui conduit la Cour à apprécier le caractère proportionné de la restriction apportée à la liberté d'expression du requérant par rapport au but de protection de la vie privée du commandant victime de la dénonciation.

"Bouche de lion". Boîte aux lettres pour les dénonciations anonymes. Venise. Palais des Doges


Les lanceurs d'alerte dans le secteur public


La Cour commence par rappeler que la liberté d'expression doit pouvoir s'exercer dans l'ensemble du monde du travail, y compris  dans le secteur public, principe acquis depuis la décision Vogt c. Allemagne de 1995. Dans l'arrêt Guja c. Moldavie du 12 février 2008, la Cour reconnaît ainsi, sans pourtant mentionner le terme de "lanceur d'alerte", que la "dénonciation de conduites illicites" sur son lieu de travail par un fonctionnaire peut être protégée "dans certaines circonstances". Elle considère en conséquence comme disproportionnée la révocation d'un procureur moldave révoqué pout avoir donné à la presse des lettres des autorités policières faisant pression sur la justice pour que des poursuites engagées à l'encontre de policiers corrompus soint abandonnées.

Ces circonstances sont appréciées par la Cour à travers une série de critères qui ont été étendus aux lanceurs d'alerte du secteur privé par l'arrêt Heinisch c. Allemagne du 21 juillet 2011 et auxquels la Cour se réfère dans sa décision Soares, pour considérer comme proportionnée la sanction pénale prise à son encontre. Dans ce cas, le critère que retient la Cour est d'abord celui du préjudice causé à la victime. La diffamation dont elle a été victime a, en effet, été à l'origine de deux enquêtes successives.

En revanche, la Cour écarte les critères qui auraient pu jouer en faveur du lanceur d'alerte. Certes, l'intérêt public de la divulgation pouvait être invoqué, dès lors qu'il s'agissait de dénoncer des détournements de fond commis par un fonctionnaire d'autorité. Les faits rapportés n'ont cependant pas pu être prouvés, M. Soares lui-même reconnaissant s'être borné à rapporter des rumeurs. Sur ce point, l'authenticité des faits divulgués, critère essentiel aux yeux de la Cour pour se voir reconnaître l'atteinte à la liberté d'expression du lanceur d'alerte, n'est pas avérée. Dans un arrêt Pinto Pinheiro Marques c. Portugal du 22 janvier 2015, la Cour précise ainsi qu'une telle dénonciation ne peut porter que sur des faits et non pas sur de simples jugements de valeur, car seuls les faits peuvent être prouvés.

La bonne foi du dénonciateur


Si l'authenticité des faits n'est pas démontrée, la bonne foi du dénonciateur ne l'est pas davantage. La Cour européenne estime ainsi que le juge pénal portugais a pu, sans violer l'article 10 de la Convention, condamner pour diffamation aggravée un fonctionnaire public, auteur d'une dénonciation grave sur le seul fondement de rumeurs. Dans le cas de M. Soares, cette absence de bonne foi est aggravée par l'absence du dernier critère qui repose sur le respect des procédures légales. Toute plainte d'un membre de la Garde nationale portugaise contre un officier doit en effet suivre la voie hiérarchique, selon une procédure fixée par la loi. En l'espèce, le requérant a donc écarté la chaine de commandement et empêché l'officier mis en cause de se défendre devant les instances internes.

La dénonciation publique ne peut donc exister que lorsqu'il n'existe aucune autre procédure possible, et lorsque son auteur est de bonne foi. Ces deux éléments font défaut, et la Cour européenne en tire la conclusion, cette fois en prononçant le mot, que le requérant ne saurait être qualifié de "lanceur d'alerte". La solution semble logique mais elle risque de conduire à une appréciation parfois délicate, car le lanceur peut parfois être contraint d'ignorer les procédures internes, lorsqu'elles n'ont pas d'autre fonction que d'enterrer les éventuelles dénonciations de faits de corruption.

Quoi qu'il en soit, la Cour veut manifestement éviter que le statut de lanceur d'alerte soit invoqué à tort et à travers par des spécialistes de la délation ou de la rumeur : " Tout à coup, on ne sait comment, vous voyez calomnie se dresser, siffler, s’enfler, grandir à vue d’œil ; elle s’élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tonne, et devient, grâce au Ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription". Les juges auront alors la rude mission de définir la frontière entre l'alerte et la calomnie.

Sur la protection des lanceurs d'alerte : Chapitre 9, section 1 B du manuel de libertés publiques sur internet.

1 commentaire:

  1. Après cette folie subie pendant l'euro (sport, nouvel opium du peuple) réduisant la vie du citoyen à un abêtissement médiatique quotidien, votre présentation constitue une bouffée d'air pur salutaire

    1. Un exercice particulièrement utile

    Votre dernier post possède un double mérite. Il se situe à deux niveaux : celui du temps court en expliquant les motivations de la CEDH et celui du temps long en replaçant cette jurisprudence dans le contexte plus général du débat sur les "lanceurs d'alerte" esquissé à travers vos précédentes analyses.

    2. Un exercice particulièrement opportun

    D'autant plus opportun pour le béotien que je suis balloté entre la confusion intellectuelle ambiante et l'emballement médiatique. Quelle n'est pas notre étonnement de voir transformer certains organes de presse en journaux de délation institutionnalisée au mépris de la présomption d'innocence ? Le rappel des critères de bonne foi et de préjudices sont particulièrement importants à rappeler à l'endroit de ces "malades" qui font profession de "délateurs" zélés. Que n'a-t-on oublié les leçons des heures sombres de notre histoire !

    3. Un exercice dont on forme le voeu qu'il soit particulièrement salutaire

    Reste désormais à savoir si cette jurisprudence de la cour de Strasbourg atteindra ses deux cibles ? Parviendra-t-elle à refroidir les ardeurs des faux lanceurs d'alerte pour mieux protéger les vrais lanceurs d'alerte dont le courage doit être salué ? Parviendra-t-elle à inspirer les magistrats français souvent rétifs à mettre leurs décisions en conformité avec la jurisprudence de la CEDH ?

    4. Un exercice à méditer

    Au moment où NKM dénonçait récemment le "parti des délateurs" avec un "corbeau pour logo", il est toujours bon d'en revenir à la "vérité des faits" comme le dit Hannah Arendt. "Cette vérité si fragile parce qu'elle s'expose aux manoeuvres du pouvoir, mais si puissante parce qu'elle dit ce qui est " (Elisabeth Weismann, Lucie Dreyfus. La femme du capitaine, Textuel, 2015, page 169)

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