« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 12 mars 2017

Un costume relève-t-il de la vie privée ?

"Pour gouverner, il faut avoir manteaux et rubans en sautoir".. La richesse du vêtement a toujours été assimilée à l'opulence de celui qui le porte, comme en témoigne les paroles de la célèbre Chanson des canuts de Lyon écrite en 1894 par Aristide Bruant. Rien n'est changé sur ce point. Le vêtement demeure ce qu'il est convenu d'appeler un marqueur social, et il n'est pas surprenant que le Journal Du Dimanche s'intéresse aujourd'hui aux vêtements d'un candidat à la fonction de Président de la République. 

Le journal annonce, dans son édition du 12 mars 2017, qu'un ami fort généreux aurait offert à François Fillon des costumes particulièrement onéreux. A priori, rien de répréhensible en soi. Les petits cadeaux, comme les gros, entretiennent l'amitié et il n'est pas interdit de s'habiller chez les tailleurs de luxe. Si ce n'est que François Fillon, parlementaire et candidat aux élections présidentielles, est soumis à des contraintes particulières qui l'obligent à déclarer son patrimoine, y compris les dons en nature, et à tenir un compte de campagne mentionnant les aides apportées à sa campagne. Tout cela donnera sans doute lieu à diverses enquêtes et vérifications. 


Pour le moment, le plus intéressant réside dans le commentaire livré par "l'entourage" du candidat au JDD : "On se demande jusqu'où iront ces intrusions malveillantes dans sa vie privée". On comprend que sa défense consistera à expliquer que le vêtement relève du droit au respect de la vie privée, et donc du secret qui lui est attaché.

 Fernand Raynaud. Y'a comme un défaut. Février 1966

Liberté individuelle et vie privée


La jurisprudence relative au vêtement est relativement abondante mais ne concerne que le droit du travail, lorsqu'un employeur impose un uniforme ou une tenue vestimentaire précise aux salariés. On distingue alors deux situations. 

Dans un premier cas, le salarié revendique une liberté vestimentaire durant ses heures de travail. Tel est le cas de celui qui porte un bermuda sous la blouse réglementaire à la place du pantalon imposé par le règlement pour des raisons de sécurité. Dans ce cas, la chambre sociale de la Cour de cassation rappelle, dans une décision du 28 mai 2003 "que la liberté de s’habiller est une liberté individuelle à laquelle nul ne peut apporter de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché". Les mots ont un sens et, dans ce cas, la Cour parle de "liberté individuelle" et non pas de "vie privée", précisément parce que le vêtement ne relève pas de la sphère de secret qui entoure la vie la plus intime de l'individu. Le vêtement est un attribut social qui s'insère dans la vie professionnelle et doit se soumettre à ses exigences. 

Dans le second cas, la liberté vestimentaire est revendiquée hors des heures de travail, lorsqu'un salarié se plaint d'être contraint de porter son uniforme pour rentrer chez lui, l'entreprise n'ayant pas prévu de vestiaire sur son lieu de travail. Tel n'est pas le cas d'un salarié de la RATP qui dispose effectivement d'un vestiaire, et la chambre sociale, dans un arrêt du 10 juillet 2013, estime "que le port de la tenue d’uniforme de la RATP auquel sont astreints les machinistes-receveurs jusqu’au retour au centre de bus, était exclusive de toute atteinte à leur vie privée". La notion de vie privée n'est donc invocable devant le juge que lorsque l'employeur impose une contrainte vestimentaire hors du temps de travail, dans une période consacrée traditionnellement à vie personnelle et familiale. 

De cette analyse, certes limitée au domaine du droit social, on peut tout de même déduire que le vêtement n'est pas intrinsèquement attaché à la vie privée. Il relève aussi de la vie sociale. En témoigne l'arrêt fort plaisant rendu par la Cour d'appel de Bordeaux le 3 juin 2003. Une avocate au Barreau de Bergerac avait l'habitude, le week end venu, de faire la manche aux terrasses des cafés en jouant de l'accordéon. La Cour annule la sanction disciplinaire infligée par l'Ordre pour manquement à la dignité, au motif que l'activité musicale de l'intéressée relevait de sa vie privée, à la condition toutefois qu'aucun lien avec sa profession ne puisse être réalisé. En d'autres termes, elle pouvait jouer de l'accordéon tant qu'elle voulait et faire la manche, mais pas avec la robe noire des avocats. Là encore, le vêtement, et plus particulièrement le vêtement professionnel, est perçu comme un élément de la vie sociale, en l'espèce un signe de la dignité de la fonction.

Le débat d'intérêt général


Certes, François Fillon n'est ni un ouvrier en bleu de travail, ni agent de la RATP en uniforme, et encore moins un avocat en robe. Doit-on pour autant en déduire que son vêtement relève de sa vie privée ? Certainement pas, car une telle analyse se heurterait directement à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Celle-ci estime en effet que les nécessités du débat d'intérêt général peuvent justifier une atteinte à la vie privée des personnes. Le droit à l'information l'emporte donc, lorsque la divulgation s'inscrit dans un tel débat.

Pour la CEDH, les personnes célèbres bénéficient ainsi du droit au respect de leur vie privée, mais il s'agit d'une protection de basse intensité. Entrent dans cette catégorie les personnalités politiques, et dans deux arrêts du 14 janvier 2014 Ruusunen c. Finlande et Ojala et Etukeno Oy c. Finlande, la Cour a admis que le livre rédigé par l'ancienne maîtresse du Premier ministre finlandais et racontant leur liaison torride relevait du débat d'intérêt général. Contrairement au simple quidam qui entend demeurer dans l'anonymat, la personnalité politique doit s'attendre à être scrutée, jusque dans ces costumes. 

Cette position trouve son origine dans le célèbre arrêt Goodwin de 1996 qui affirme que la presse remplit une mission de "chien de garde de la démocratie" et qu'elle est donc fondée à s'intéresser de très près aux personnes publiques, y compris en pénétrant dans l'espace de leur vie privée. Il suffit donc que l'élément de vie privée pose une question d'intérêt général pour que la presse soit fondée à s'y intéresser. C'est ainsi que la Cour, dans un arrêt Von Hannover III du 19 septembre 2013, a admis qu'un journal diffuse des photos de la maison de vacances de la princesse Caroline de Monaco et de son époux, située sur une île au large du Kenya. En effet, il ne s'agissait pas seulement de montrer le cadre de leur vie privée, mais de susciter un débat sur la manière dont le couple arrondissait ses revenus en louant leur luxueuse villa. Sur le plan juridique, la situation de François Fillon est exactement identique : le but du JDD n'est pas d'insister sur la coupe irréprochable des costumes du candidat, mais de s'interroger sur leur financement, débat qui évidemment intéresse les électeurs.

Qu'on le veuille ou non, les costumes de François Fillon peuvent donc parfaitement être l'objet d'un débat d'intérêt général, au sens où l'entend la Cour européenne des droits de l'homme. Au demeurant, on constate que les politiques eux-mêmes n'hésitent pas à mettre leur vie privée en scène, lorsqu'ils espèrent en tirer un avantage de communication. Cette "peopolisation" de la vie politique est aujourd'hui très courante. Que l'on se souvienne de Ségolène Royal faisant, dès 1992, la couverture de Paris-Match avec son bébé, de Nicolas Sarkozy déclarant aux tabloïds qu'avec Carla "c'est du sérieux", ou de... François Fillon posant sur la pelouse de son château en compagnie de ses assistants parlementaires, c'est-à-dire de son épouse et de ses enfants. Il apparaît désormais bien mal placé pour se plaindre d'un amalgame entre sa vie publique et sa vie privée.

Sur le débat d'intérêt général  : Chapitre 8 section 4 § 1 C du manuel de libertés publiques sur internet



3 commentaires:

  1. Se faire tailler un costume sur pièce pour s'en être fait offrir un sur mesure en vue d'enfiler l'habit présidentiel, c'est le comble de l'élégance.

    Résultat des courses : c'est la veste assurée au terme d'une pantalonnade qui aura vu maints retournements de veste. Pour les uns, l'homme est habillé pour l'hiver. Pour les autres, l'homme se retrouve en costume d'Adam.

    Morale de cette histoire : ce sont les électeurs du Père François qui porteront la culotte.

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  2. La proximité de certains avec le caniveau est la même qu'entre le Capitole et la Roche Tarpéïenne...

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