« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 4 mai 2017

François Fillon : la chasse au Canard est ouverte

Le Canard Enchaîné du mercredi 3 mai 2017 annonce que François Fillon a porté plainte contre lui. Le candidat des Républicains, battu au premier tour des élections présidentielles, considère que les révélations du Palmipède portant sur les emplois fictifs de son épouse et de ses enfants relèvent de l'article 97 du code électoral ainsi rédigé : "Ceux qui, à l'aide de fausses nouvelles, bruits calomnieux ou autres manoeuvres frauduleuses, auront surpris ou détourné des suffrages (...) seront punis d'un emprisonnement d'un an et d'une amende de 15 000 €". Une enquête préliminaire a donc été ouverte à la suite de cette plainte.

Le refus de l'action en diffamation


Le choix d'un tel fondement juridique peut surprendre. Pourquoi François Fillon ne s'appuie-t-il pas tout simplement sur l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 qui réprime la diffamation, définie comme "allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne" ? La réponse ne réside pas dans le délai de prescription qui est de trois mois pour les délits de presse alors qu'il est de six ans pour les autres. Les premières révélations du Canard remontent au 25 janvier 2017 et une plainte déposée le 13 avril pour diffamation ne pourrait se voir opposer la prescription. Les raisons profondes de ce choix se trouvent ailleurs, sans doute dans les moyens de défense que la loi de 1881 offre aux personnes poursuivies pour diffamation.
 
Le premier moyen de défense se trouve dans l'exception de vérité, c'est-à-dire la possibilité pour la personne attaquée de démontrer la réalité des faits allégués. Or le Canard ne manque pas d'éléments à l'appui de ses révélations. Sans qu'il soit besoin de les évoquer en détails, on observe qu'ils ont été considérés comme suffisamment sérieux par le Parquet national financier pour justifier d'abord une enquête, ensuite la saisine d'un juge d'instruction. Par ailleurs, François Fillon a lui-même reconnu certains faits et a même présenté ses excuses aux Français. Comme si cela ne suffisait pas, le Conseil constitutionnel a abrogé, dans une décision Theresa C. et autres du 20 mai 2011 la disposition législative qui interdit d'établir la vérité en invoquant des faits remontant à plus de dix ans. François Fillon n'a décidément pas de chance, car certaines révélations du Canard portent sur des faits remontant à plus de dix ans.

Le second moyen de défense susceptible d'être invoqué par le Canard est sa bonne foi. La jurisprudence exige que l'auteur des propos jugés diffamatoires ait poursuivi un but légitime, qu'il ait été convaincu de l'exactitude des faits rapportés et qu'il ait fait preuve de modération et d'objectivité dans le récit. Le Canard a évidemment un but légitime qui est l'information du public. Il était convaincu de l'exactitude des faits rapportés qu'il a vérifiés auprès de différentes sources. Enfin, selon une jurisprudence classique, les conditions de modération et d'objectivité sont remplies si le Canard a effectué une enquête sérieuse et documentée. En l'espèce, le simple fait qu'une information judiciaire soit aujourd'hui ouverte suffit à démontrer le sérieux de l'enquête.

L'article 97 : une jurisprudence rare


Si l'on comprend pourquoi François Fillon a préféré éviter l'action en diffamation, il reste à se demander si ses chances sont plus grandes sur le fondement de l'article 97 du code électoral. Observons d'emblée que la jurisprudence est rare. On y trouve le cas du préfet de police de Marseille qui a, à la suite d'une explosion, a, sans preuves décisives et dans l'intention de détourner des suffrages lors des élections municipales, attribué à des politiciens de droite un projet d'attentat contre une synagogue. A commis la même infraction le candidat aux élections cantonales qui a fait distribuer un tract dans lequel il affirmait qu'une société avait décidé de créer  dans une commune du département 310 emplois grâce à des installations touristiques, alors même que la société en question avait officiellement informé qu'elle renonçait à tout investissement nouveau en raison de contraintes financières (TGI Nancy, 3 juillet 1996, n° 3266/96). D'une manière générale, la jurisprudence porte uniquement sur des élections locales, et jamais sur l'action de la presse.

Dans sa décision du 7 décembre 2012, le Conseil constitutionnel, quant à lui, se prononce comme juge de l'élection. Il est saisi d'un recours de Nadine Morano qui demande l'annulation des législatives de juin 2012, dans la 5è circonscription de Meurthe-et-Moselle, où elle a été battue. Elle se plaint notamment d'un canular de Gérald Dahan qui, durant la campagne, s'était fait passer au téléphone pour Louis Aliot et lui avait proposé une alliance avec le FN, alliance qu'elle n'avait pas formellement refusée. Le Conseil constitutionnel affirme, comme on peut s'en douter, qu'il n'est pas compétent pour dire si le canular entre dans le champ d'application de l'article 97 du code électoral, décision qui ne saurait appartenir qu'au juge judiciaire.

En revanche, le Conseil affirme que Nadine Morano a "été en mesure de répondre à la polémique électorale née de la diffusion des propos enregistrés à son insu". La remarque invite les juges du fond à considérer que le délit n'est pas constitué si le débat public a pu se développer entre les révélations divulguées et l'élection. Dans ce cas le détournement des suffrages est plus difficile à démontrer, dès lors que la manoeuvre a été mise sur la place publique.  François Fillon a, quant à lui, eu plus de trois mois pour contester les révélations du Canard, pour se plaindre de la persécution que lui faisait subir la presse et même dénoncer l'existence d'un étrange Cabinet Noir.  On doit en déduire que le Conseil estime que l'infraction de l'article 97 s'applique lorsque les électeurs n'ont pas pu bénéficier d'un débat contradictoire qui, s'il ne s'est pas encore développé devant les juges, a au moins eu lieu dans les médias.

To Duck or not To Duck. Tex Avery. 1943

La notion de fausse nouvelle 


La notion de fausses nouvelles figurant dans l'article 97 du code électoral n'a pas suscité d'interprétations jurisprudentielles. On est donc contraint de raisonner par analogie, à partir du délit figurant à l'article 27 de la loi de 1881. Il punit "la publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique". Selon la jurisprudence relative à ces dispositions, la fausse nouvelle se définit par trois éléments.

Le premier est que l'information divulguée doit être une "nouvelle", ce qui signifie que les faits relatés doivent avoir un lien avec un évènement ou un fait d'actualité et qu'ils ne portent pas sur des informations du passé déjà divulguées. En l'espèce, les activités de Pénélope comme assistante parlementaire et salariée de la Revue des deux mondes constituent bien des "nouvelles" dès lors qu'elles étaient demeurées confidentielles et que ces informations éclairent la candidature de son mari aux fonctions de Président de la République.

Le second élément réside dans la fausseté de l'information et François Fillon risque de se retrouver confronté à un problème très délicat pour lui, celui de la vérité. D'une manière générale, la fausse nouvelle est "mensongère, erronée ou inexacte dans la matérialité du fait et dans ses circonstances", formule employée par la Cour d'appel de Paris dans une décision du 7 janvier 1988. La fausse nouvelle concerne donc les faits et eux seuls, comme le rappelle la décision rendue le 13 avril 1999 par la Chambre criminelle de la Cour de cassation. Des commentaires, même particulièrement venimeux, sur des faits avérés ne peuvent être, en soi, être considérés comme des fausses nouvelles. Dans l'affaire Fillon, le Canard n'a pas rapporté de fausse nouvelle, d'autant que, là encore, il convient de rappeler que l'intéressé lui-même a reconnu la matérialité de l'emploi de son épouse.

Reste le troisième et dernier élément, qui réside, comme en matière de diffamation, dans la bonne foi de la publication. Il est probable que François Fillon espère démontrer cette absence de bonne foi en invoquant le fait que Le Canard n'a pas seulement fait état de l'emploi de Pénélope mais aussi et surtout de son caractère fictif. Le volatile est-il pour autant de mauvaise foi ? Il le serait s'il était démontré qu'il a sciemment publié des informations qu'il savait erronées. Avouons que la probabilité est bien faible, d'autant que les juges d'instruction sont précisément en train d'enquêter sur ce caractère fictif. En l'espèce, il appartiendra à François Fillon de prouver la mauvaise foi du Canard et dans ce but, il s'efforcera d'accéder à ses sources. Mais la loi du 4 janvier 2010 protège le secret des sources des journalistes, protection à laquelle les pouvoirs publics ne peuvent porter atteinte que pour des motifs liés à un "impératif prépondérant d'intérêt public". Quoi qu'en pense François Fillon, il est peu probable que les droits de la partie civile dans une affaire correctionnelle soient considérés comme un tel impératif.

La plainte de François Fillon a bien peu de chances de prospérer et l'on peut penser qu'il s'agit d'une simple posture de communication. La presse nous dit pourtant, rapportant des propos de Robert Bourgi, qu'il songerait à s'appuyer sur cette procédure pour obtenir l'invalidation de l'élection présidentielle. Cette fois, nous sommes dans la plus haute fantaisie... Rappelons en effet que le Conseil constitutionnel est le seul juge de l'élection présidentielle et qu'un recours est ouvert aux candidats malheureux pendant les 48 heures suivant le scrutin. Les avocats de François Fillon feraient certainement preuve de sagesse en lui conseillant de jeter l'éponge. C'est d'autant plus vrai qu'avec ses fins de mois difficiles, il risque d'avoir rapidement des difficultés pour payer leurs honoraires.



Sur la liberté de presse et la diffamation :  Chap 9, section 2 § A du manuel de libertés publiques.



1 commentaire:

  1. A lire nos gazettes préférées, nous n'étions pas très avancés sur la signification exacte de la procédure judiciaire lancée par l'ex-premier ministre, ex-collaborateur de Nicolas Sarkozy contre le palmipède. Grâce à votre post, nous disposons d'une indispensable grille de lecture normative et jurisprudentielle d'un des multiples volets du "Penelopegate". Ceci étant dit, cette procédure soulève un certain nombre de questions qui vont au-delà du cas d'espèce et qui peuvent concerner tout citoyen confronté à la rumeur et au ragot.

    - Justice et rumeur

    Que dire d'un pays - la France - dans lequel les mécanismes de contrôle existants (multiples et variés) ne jouent pas leur rôle de garde-fou à tel point que sa Justice est conduite (contrainte) à se fier à des rumeurs, des ragots plus ou moins malveillants pour se saisir d'affaires politiques ? Est-ce un signe de vitalité de notre état de droit ou bien de faiblesse structurelle des systèmes de "checks and balances" ? Le président Macron a-t-il un remède miracle dans son escarcelle pour "moraliser la vie publique", enfin, pourrait-on dire ?

    - Justice et délation

    Une fois encore, la délimitation entre lanceurs d'alerte et délateurs est floue. Et cela d'autant plus que nous vivons à l'heure des "informations bidon" ("fake news"), des faits alternatifs et autres joyeusetés véhiculées à la vitesse de l'éclair par la toile. Nous nous en tiendrons à deux exemples. Un ancien : les rumeurs sur les parties fines de l'épouse de Georges Pompidou. Un récent : le compte caché aux Bahamas de notre futur président de la République. Tout ceci pour dire que nos magistrats devraient être encore plus vigilants qu'à l'accoutumée sur ce genre de procédés dont on a pu mesurer les ravages sous le régime de Vichy. Méfions-nous du règne des corbeaux ! Cela n'arrive pas qu'aux autres.

    - Justice et protection des sources

    Que dire d'un système qui permet à un juge français de perquisitionner dans les locaux et dans les armoires fortes des zones classifiées secret défense de nos services de renseignement mais lui interdit de faire de même dans les locaux des gazettes ? Qui ne prouve que les journalistes disposent des preuves irréfragables de ce qu'ils avancent et que nous ne sommes pas dans la désinformation, voire dans la diffamation ? Tout ceci devrait conduire le législateur à reprendre sa réflexion sur le sujet.

    - Justice et réparation

    A supposer que soit démontré que le fait allégué était purement et simplement mensonger, comment indemniser de manière équitable le préjudice matériel et moral de la personne mise en cause et de ses proches subi, parfois, pendant plusieurs années ? Quelles peines dissuasives prévoir pour les coupables de tels agissements et des magistrats bernés ? La question est rarement évoquée mais elle est importante, au moins sur un plan humain. Combien de gens honnêtes injustement calomniés ont-ils mis fin à leur jour ?

    Le mal de la rumeur est un mal qui ronge insidieusement nos sociétés qui, à ce jour, n'ont pas encore trouvé le remède idoine. "Les rumeurs sont comme des rats, il est impossible de s'en débarrasser" (Andrew Coburn).

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